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Carnets de route #14

Carnets de route #14

Quand Macron se raccroche aux hiérarchies naturelles

Au-delà des confidences et autres propos de circonstances qui sont devenus son ordinaire, Emmanuel Macron a lancé, l’autre jour, aux journalistes qu’il avait invités, un avertissement qui se voulait d’ami. Vous et moi, leur a-t-il dit en substance, appartenons au même camp, celui de la raison. Nous ne tirons pas notre légitimité de la même source mais nous partageons – ou plutôt nous devrions partager – une même conception du débat public, fondée sur des valeurs communes. Il est loin le temps où le président jupitérien, du haut de son Olympe, snobaient les scribouillards, incapables de faire le tri entre l’essentiel et l’écume. L’été dernier, au début de l’affaire Benalla, il regrettait encore publiquement que la presse ne fasse plus son métier. Cette époque-là est révolue. Non qu’Emmanuel Macron ait changé d’avis mais parce que, dans l’épreuve, il a modifié sa stratégie.

Son unique ennemi, c’est désormais la désinformation, le flux des nouvelles livrées en vrac sans souci de hiérarchisation et de vérification et ces théories du complot permanent qui, en envahissant l’espace public, portent atteinte à la démocratie telle qu’il la conçoit. Dans ce combat, il juge naturel que les journalistes, pourvu qu’ils soient un tant soit peu responsables, s’affichent à son côté. En toute indépendance, cela va sans dire ! Cet appel à la raison n’est pas en soit illégitime. Ce qui étonne davantage dans le propos présidentiel, c’est la manière dont il l’illustre concrètement. Car peine a-t-il fini de dénoncer le complotisme ambiant que le voilà qui pointe les complots dont il serait lui-même la victime.

Emmanuel Macron ne se contente pas en effet de regretter les conséquences d’une dérégulation du système d’information traditionnel. Sur ce terrain-là, il lui faut de toute façon avancer à pas prudents tant il est vrai que cette dite dérégulation ne l’a pas totalement desservi durant sa campagne victorieuse de 2017 contre «le vieux monde». Pour contourner cette contradiction, il lui faut donc aller plus loin dans sa démonstration. C’est là que l’on retrouve le complot russe, appelé autrefois la main de Moscou, utile en cela qu’il fait le lien entre l’ancien et le nouveau, l’idée étant que les mêmes qui ont cherché à abattre le candidat n’ont pas renoncé à le faire trébucher depuis qu’il est devenu Président.

Si on lit de près les propos d’Emmanuel Macron tels qu’ils ont été rapportés, on comprend que ces accusations sont d’abord de lourds soupçons. Le Président suggère fortement. Il souligne plus qu’il ne prouve. Il parle en même temps de la «russosphère» (Russia Today, Spoutnik), de «la fachosphère» et de «la gauchosphère» dont on croit comprendre que, dans son esprit, elles se recoupent. Il estime – ce qui est une évidence que les intéressés eux-mêmes ne contesteraient pas – qu’elles soufflent de concert sur toutes braises. À partir de là, il parle de «manipulation», ce qui conduit tout droit au «complot» que ses relais habituels ont pris l’habitude de dénoncer à la moindre occasion.

Ce sont les mêmes, ministres ou porte-paroles officieux, qui, au départ de l’affaire Benalla puis au début du mouvement des gilets jaunes, ont entretenus une confusion qui est loin d’être innocente. Qu’à cette double occasion, sur Twitter ou Facebook, les sites ainsi montrés du doigt se soient mobilisés à l’envie – plus en tous cas que les sites macronistes du même tonneau qui prétendaient l’affaire anodine – est un fait avéré. Mais faut-il en conclure pour autant que cette mobilisation accrue avait un caractère anormal ou choquant d’un point démocratique et surtout que, sans elle, rien ne se serait passé ? Ce pas, Emmanuel Macron et ses proches le franchissent sans complexe, ce qui les conduit à crier au complot en même temps qu’ils pointent le complotisme ambiant et à se plaindre d’une désinformation alors qu’ils l’organisent pour leur propre compte.

Si l’affaire Benalla a éclaté au grand jour et qu’elle a prospéré dans l’opinion, c’est que des faits établis ont été révélés par la presse – Le Monde puis Médiapart, en l’occurrence – et que l’opinion ébahie a vite compris qu’il ne s’agissait pas là d’une simple «affaire d’été». Toutes les péripéties qui ont suivi jusqu’à ces dernières semaines n’ont fait que les renforcer dans cette conviction. De même, le mouvement des gilets jaunes est-il le fruit d’une «colère» qu’Emmanuel Macron a fini par juger «légitime» et non de l’esprit manipulé d’on ne sait quel «Jojo». S’il a prospéré à ce point, c’est que les Français l’ont soutenu très majoritairement dans les sondages sans avoir besoin pour cela de se brancher sur la fréquence russe.

Quant aux chaines d’info en continu sans doute ont-elles mis en spectacle le mouvement mais il faut avoir la mémoire courte et confondre, en tous cas, l’œuf et la poule pour en faire les complices inconscients d’un complot avéré. En mai 68, déjà, le pouvoir gaulliste reprochait aux radios périphériques (Europe 1 et RTL) d’encourager les étudiants des barricades en diffusant leurs exploits en direct sur les ondes. Les gouvernants aux abois, on le constate à nouveau, se rassurent à bon compte en laissant croire qu’une révolte, surtout quand elle a cette ampleur, ne saurait avoir des causes objectives.

Qu’il faille rappeler pareilles évidences a quelque chose de troublant. Sans doute faut-il chercher les causes de cet aveuglement dans la psychologie des gouvernants dans le régime de la démocratie représentative. Si le peuple ne les suit plus, ce ne peut être de leur faute. Les élus se voient comme des élites – même étymologie, soit dit en passant. Ils pensent que leur légitimité découle de leurs capacités. Elle ne peut être remise en question que par l’incompétence de ceux qu’on manipule. Leur complotisme est d’une nature particulière. Elle découle de leur bonne conscience.

Si nouveauté il y a dans la période actuelle, c’est que ce trait de caractère n’est plus seulement le fait de gouvernants dont Emmanuel Macron serait devenu l’archétype. Dans une large frange de ce qu’on nomme les élites et qu’on appelait autrefois la classe dirigeante, en France mais pas seulement, la «reductio ad hitlérum» a laissé la place à plus sophistiqué qui veut que la dénonciation du populisme suffise à distinguer camp du bien du camp du mal. Ce populisme existe, bien entendu, et il progresse sur les ruines du clivage gauche/droite et des partis qui ont souvent mérité l’opprobre qui les frappe. Mais le biais est de considérer que si ce populisme échappe à la Raison, c’est qu’il est sans raisons. Ou, pour le dire autrement qu’il ne peut progresser sans être alimenter par le complot et la désinformation alors que tout montre au contraire que ceux qui s’y rallient estiment qu’il est la réponse légitime et efficace à leurs intérêts bien compris.

Le peuple n’a pas toujours raison. L’Histoire montre même qu’il peut céder à des folies. La démocratie veut qu’on puisse combattre ses erreurs éventuelles et ne rien céder à ses emballements quand on les juge détestables. Encore faut-il en comprendre les causes, non pour s’incliner devant elles mais pour mieux les traiter. Or la tendance actuelle serait plutôt à les nier. Les gilets jaunes s’enflamment ? Voyez le complot ! Le Brexit ? Voyez la désinformation ! Trump a été élu ? Voyez la main des russes ! Tout cela peut exister, bien entendu, mais c’est se raconter des histoires que d’en rester là. C’est même nourrir le populisme de ces populations que l’on dit «invisibles» que d’effacer ainsi jusqu’aux motifs réels de leurs colères croissantes.

À ce jeu, on les conforte surtout dans l’idée que l’information, pour ce qui les concerne, n’est jamais révélées et que les «fake news» dont elles peuvent raffoler ne sont pas faites pour qu’on y croit vraiment mais pour contribuer à dérégler davantage un système qu’elles veulent faire turbuler. Ce peuple turbulent n’est sans doute qu’une fraction du peuple mais ce qui le caractérise est un état de sécession qui le rend, en toute conscience, inaccessible au discours des élites parce que celles-ci lui semblent inaccessibles aux colères qui l’habite. De cette fracture est née une double incompréhension qui nourrit, à son tour, un double mépris dont on a vu dans l’Histoire combien elle pouvait faire de ravages.

Elle déstabilise en priorité, pour en revenir aux malheurs de Macron, ceux qui se pensent «progressistes» et se croyaient pour cela les porte-paroles naturels d’un peuple qui les déçoit et puis les horrifie lorsqu’ils découvrent soudain que leurs «héros ne sentent pas bon» (Flaubert, L’Education sentimentale). Eux aussi s’expriment sur Facebook et Twitter. Il faut les lire. Ce qu’ils réclament aujourd’hui, ce n’est plus le progrès mais le retour à l’ordre avec des méthodes que la civilisation a adouci avec le temps. Il faut réapprendre à «hiérarchiser» l’information, a dit Emmanuel Macron, l’autre jour, à ses invités de la presse. Rétablir la hiérarchie, c’est le mot juste, hélas, parce que telle est l’unique ambition lorsque la peur s’installe.

Proportionnelle et réduction du nombre des parlementaires : l’impossible «en même temps»

Emmanuel Macron a l’intention d’organiser un référendum prévoyant notamment la réduction d’un tiers du nombre des parlementaires et l’instillation d’une dose de proportionnelle dans le scrutin législatif pour l’élection de 15% au moins des députés. C’est une des conclusions anticipées qu’il tire du «grand débat national». Celui-ci a bon dos. Cette double ambition, il l’affichait déjà durant sa campagne de la présidentielle. La veille de son élection, le 10 mai 2017, il déclarait même, dans le cadre d’un débat de moindre ampleur avec la rédaction de… Mediapart, qu’il «ne s’interdisait pas d’aller au peuple» sur ces questions, en cas de blocage au Parlement. C’est le côté amusant de toute cette affaire initiée par le Président. Elle a été bloquée, l’été dernier, au cœur de l’affaire Benalla. Elle pourrait se débloquer demain, grâce aux gilets jaunes.

Cela étant, sa mise en œuvre concrète soulève un problème dont personne ne parle encore mais qui n’en ait pas moins essentiel pour la démocratie. Prenons par exemple l’Assemblée nationale. Si on réduit ses effectifs d’un tiers, on obtient environ 380 députés et si 15% d’entre eux – ce qui est un minimum – sont désormais élus à la proportionnelle sur une liste, on obtient donc quelques 330 députés issus du scrutin majoritaire à deux tours dans le cadre d’une circonscription. Et c’est là que les choses se complique. Si on entend maintenir un principe d’égalité devant le suffrage qui veut qu’un nombre comparable d’électeurs permette l’élection d’un député, il devient alors statistiquement impossible de garantir un élu à chaque département.

Pour l’instant, en effet la fourchette va de un (Lozère) à vingt (Nord) pour un total de 577 députés. Si cet écart est maintenu pour les raisons qu’on a dit et que l’effectif de l’Assemblée est réduit à ce point, il faudra admettre que, dans une vingtaine de cas, un même député représente une circonscription d’une superficie minimum de deux départements à la fois. Est-ce acceptable par les Français qui, dans les campagnes et ces périphéries chères aux gilet jaunes, disent souffrir d’une représentation insuffisante de leurs territoires ? On peut certes imaginer que pour lever cet obstacle qui sera immanquablement soulevé durant une campagne référendaire, le Président précise dans son projet que chaque département a droit à son député, au minimum. Mais alors, il faudra accepter que la voix d’un électeur d’un gros département urbain ait un poids incomparablement plus faible que celui d’un département rural faiblement peuplé. Est-ce acceptable par des Français qui estiment déjà ne pas être suffisamment égaux devant le suffrage ? D’un côté la démocratie – un homme, une voix ayant même valeur – de l’autre l’équilibre territorial – un département avec au moins un député. Avec le projet Macron, ça ne pourra pas être en même temps et on souhaite d’avance du bonheur au Conseil constitutionnel quand il lui reviendra de dire concrètement quel principe doit s’imposer à l’autre. Cela d’autant plus que la contradiction qu’on vient de souligner vaut également pour le Sénat.