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Carnets de route #15

Carnets de route #15

Cazeneuve, un Delors qui ne dit pas non

Avec un humour décapant qu’on n’imaginait pas, Ismaël Emelien vient d’annoncer que, par «éthique personnelle», il allait abandonner ses fonctions de «conseiller spécial» à la présidence de la République afin d’assurer la promotion d’un prochain livre consacré au «progressisme». Par un pur hasard de la vie éditoriale, c’est le moment que choisit Bernard Cazeneuve pour préfacer, sur le même sujet, un ouvrage collectif (1) qui apparaitra inévitablement comme un caillou blanc sur la longue route qui pourrait le conduire jusqu’aux portes de l’Élysée. L’un sort en biais, l’autre rentre sur la pointe des pieds. L’idée n’est pas ici de comparer des parcours et des ambitions qui ne sont pas de même nature mais de signaler l’enjeu que constitue toujours en politique ces essais de définition. Se poser, c’est aussi s’opposer. Fixer le clivage, c’est proposer une ligne de front et donc une stratégie pour la bataille à venir. Reste à savoir laquelle et quel poste de combat.

Quand il n’était que candidat, Emmanuel Macron, sur les conseils d’ailleurs d’Ismaël Emelien, a longtemps opposé «progressisme» et «conservatisme». Depuis qu’il est à l’Élysée, il a fait du «populisme» l’unique adversaire de ce même «progressisme». Ce glissement sémantique n’est pas anodin. Il vient habiller un changement de cap. Emmanuel Macron a fait campagne à partir de la gauche et il gouverne désormais sur les terres de la droite. On comprend du même coup qu’à l’heure où les boussoles s’affolent en même temps que les sondages, certains éprouvent le besoin de redonner au projet présidentiel un cadre idéologique plus dense que quelques recettes tirées du marketing.

On comprend également que d’autres, à l’instar de Bernard Cazeneuve, s’invitent dans ce débat avec l’intention évidente de le déconstruire. C’est là tout l’intérêt d’une préface en forme de manifeste qui, en quelques pages bien senties, vise moins à l’originalité qu’à la précision. Alors qu’il n’était que simple ministre de François Hollande, bien avant d’aller à Matignon, Bernard Cazeneuve fut l’un des premiers à dénoncer – mais toujours en privé ! –le destin d’un macronisme qui, après l’avoir séduit, lui semblait être placé sous le signe inévitable de la trahison puis de la réaction. Sa «déception» est donc aujourd’hui très relative et s’il l’évoque à ce point dans son nouveau propos, c’est pour dire simplement qu’elle n’est pas sans fondement.

À sa façon, Bernard Cazeneuve entend ramener «le progressisme» à son origine véritable, c’est-à-dire à gauche, non comme une composante du «socialisme» mais comme l’équivalent de cette «social-démocratie» à la française qui n’est d’ailleurs rien d’autre qu’un dérivé du républicanisme avancé dont le parti radical fut autrefois l’incarnation parfaite. D’où les références répétées aux mânes de Mendès et Clémenceau plutôt qu’à celles de Jaurès, Blum ou même Mitterrand.

Dans ce jeu de réécriture du paysage politique français, Bernard Cazeneuve se garde bien pour l’instant d’introduire une dimension programmatique autrement qu’à la serpe. Son «progressisme» exige de la «justice» – fiscale notamment. Ce qui ne mange pas de pain. Il entend «s’emparer du sujet institutionnel à bras le corps». Ce qui reste bien vague venant d’un homme qui a toujours porté au pinacle les lois de la Cinquième. Il entend enfin promouvoir «une écologie d’espérance». Ce qui est quand même la moindre des choses. «Le progressisme», selon Cazeneuve, c’est donc ni plus ni moins que l’inverse de la politique de Macron. Tout cela vient rappeler – et c’est là l’essentiel de la démonstration – que «la gauche n’est pas morte», que son espace reste intact pour qui voudra le rafraichir et qu’en tout état de cause, on ne saurait résumer «le nouveau monde», si tant est qu’il existe, à «un axe centriste-libéral» contesté par les seuls «partis populistes de gauche et de droite». CQFD.

Ce faisant, Bernard Cazeneuve pose un diagnostic. Il dit ses refus et sa foi intacte. Il rappelle ses fidélités. Mais pour quoi faire ? Depuis qu’il est parti de Matignon en même temps que François Hollande sortait de l’Élysée, il est resté plus à l’écart qu’en réserve. Redevenu avocat, il a davantage plaidé le droit des affaires que la cause du peuple. Ses interventions publiques se comptent sur les doigts d’une seule main – et encore ! Il a refusé obstinément les mandats sénatoriaux ou européens qu’on lui faisait miroiter. Devant tous ses interlocuteurs, notamment socialistes, il a appelé à la mobilisation en se faisant le procureur implacable du pouvoir macronien. Faut-il en conclure que la préface assassine qu’il signe aujourd’hui en annonce une autre, plus vigoureuse encore, sur un terrain qui, cette fois-ci ne serait plus simplement littéraire ?

Au-delà de quelques pages consacrées à la définition du «progressisme», c’est le timing ainsi choisi qui attire l’attention. Bernard Cazeneuve sort du bois à sa façon – fier d’être resté modeste – et cela à l’approche d’une échéance électorale qui immanquablement va peser lourd dans les équilibres de la gauche de gouvernement. Le PS, derrière sa direction actuelle, joue sa peau dans un scrutin européen qui se présente sous les plus mauvais auspices. Ceux qui observent son naufrage annoncé, sans même lever le petit doigt, ressemblent à leurs ainés qui en 1994, dans un même type d’élection, expliquaient que ne pas voter pour la liste Rocard, c’était favoriser par ricochet les ambitions prétendues de Jacques Delors. Cette fois-ci, c’est le PS en tant que tel – ou ce qu’il en reste – qu’il s’agit d’éliminer afin de laisser place nette pour de nouvelles constructions, plus souples et plus performantes sur la future scène électorale des municipales de 2020 et surtout de la présidentielle de 2022.

Avoir dessiné les contours du «progressisme» de gauche, est-ce préempter pour autant le droit de l’incarner demain dans les batailles qui s’annoncent ? Si droit il y a dans cette affaire, il est essentiellement de tirage, ce qui n’est déjà pas si mal dans le désert actuel de la gauche de gouvernement. Trop faible pour faire émerger de nouvelles têtes, trop proche du gouffre pour tenter quelque expérimentation que ce soit, celle-ci n’a que de grands anciens abimés pour relever son drapeau. Ségolène Royal y songe mais, pour une fois, elle a manqué d’audace en renonçant à se porter en première ligne dès un scrutin européen où elle aurait pu apparaitre comme la figure de la résistance et du renouveau, même avec un score modeste. François Hollande, comme toujours, attend son heure pour mieux jouer en contre lorsque toute autre solution que lui-même aura été épuisée. Mais il a beau répéter qu’il n’a pas été formellement battu en 2017, il reste l’homme d’un quinquennat loupé. Pour redevenir un acteur écouté du débat politique, il lui a fallu assumer, face à Emmanuel Macron, son rôle de défenseur attitré du «vieux monde». Son retour, en l’état, serait une restauration à laquelle les électeurs toujours rechignent comme l’avait compris en son temps François Mitterrand lorsqu’après 1958, il s’était inventé une nouvelle ambition – l’union de la gauche – plutôt que d’apparaitre comme l’avocat éploré de feu la Quatrième.

Dans ce contexte, au moins sur le papier, Bernard Cazeneuve est à la meilleure place. Il a une réputation plus qu’un bilan personnel. Il a servi plus qu’il n’a été usé. Jamais aux premières loges, hors un stage de sept mois à la tête du gouvernement, il fait pourtant figure d’homme D’État. Les hésitations qu’on lui prête entretiennent un mystère de bon aloi et renforcent en tous cas, son image de désintéressement. Il aime à se dire «violemment modéré», ce qui signifie pour beaucoup que son républicanisme n’est pas tiède mais qu’il ne le porte pas aux solutions extrêmes. On le dit droit alors qu’Hollande apparait mou et Macron arrogant. Il parle peu et, en tous cas, à voix basse. Même quand on l’entend mal, il reste pourtant écouté. Il a tous les atouts pour que demain, quand le grand choc des européennes aura fait voler la gauche en éclats, un journal inspiré le mette à sa Une : «Et si c’était lui ?»

Mais le veut-il vraiment ? Dans ce genre d’aventure, rien n’est jamais écrit d’avance et l’histoire politique est pleine de ces champions attendus qui n’arrivent jamais, faute de chance, faute de concentration, faute aussi de cette vista propre aux vrais conquérants. Pour pouvoir s’imposer si telle est son ambition, Bernard Cazeneuve va devoir batailler, monter des équipes, reconstruire un parti ou à défaut une alliance, tenir une stratégie de communication, arbitrer un projet, bref faire un job qu’il n’a jamais voulu faire autrement qu’au plan local sans qu’on ne sache jamais si c’était la prudence ou bien le manque d’appétence qui le faisait se tenir à l’ombre des grands fauves du circuit. Quand les hommes tranquilles de cet acabit arrivent au sommet, c’est à force d’obstination sans faire de moulinets. L’accélération n’est pas leur fort. Or n’est-ce pas là ce que la situation de la gauche va bientôt requérir ? Sans coup de rein, tout n’est-il pas que fantasme ?

Ceux qui le répètent à loisir en haussant les épaules quand on prononce son nom voient en Bernard Cazeneuve un Delors voltairien, moins habité par le doute, plus inséré à coup sûr dans les circuits de la gauche partisane mais trop soucieux de son confort personnel pour aller prendre des coups dans un combat incertain. «Mon dos, ma femme, ma fille», disait l’ancien patron de la Commission européennes à ses supporters qui le poussaient vers l’Élysée. François Hollande était ce ceux-là, il s’en souvient sans doute… Il ne semble pas aujourd’hui que Bernard Cazeneuve souffre des lombaires. On ne sait rien, en dépit des rumeurs, des prétendues réticences de son épouse. Quant à sa fille, elle est encore trop jeune pour qu’on puisse la confondre avec Martine Aubry.

Ce qui parait plus probable en revanche, à suivre son parcours depuis bientôt deux ans, c’est que lui aussi attendra qu’on vienne le chercher avant de retourner toutes ses cartes. Jacques Delors, lorsque les socialistes l’ont finalement prié de «faire son devoir» a fini par dire «non». Même s’il est toujours difficile de prévoir à l’avance où conduit pareille situation quand elle vient à se répéter, on peut quand même douter qu’un homme tel Bernard Cazeneuve choisisse la même réponse, surtout si le succès lui semble à portée de la main. Mais être un Delors qui dit ne dit pas non n’est-ce pas un contre-emploi quand on aime être «artiste et martyr» à la fois, pour reprendre le titre d’une ancienne biographie signée Bernard Maris ?

Ces interrogations, ajoutées à tant d’autres liées à l’extrême volatilité de la situation politique actuelle, soulignent au passage combien il est aujourd’hui hasardeux de prévoir l’issue d’un quinquennat, à peine vieux de deux ans. La seule force du Président actuel est d’être l’unique représentant d’un «progressisme» dont Bernard Cazeneuve aimerait dévoiler la véritable nature. Sans autre opposition que celle du «populisme» de Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, Emmanuel Macron flotte mais ne coule pas. Mais il suffirait que la reconstitution, fut-ce a minima, d’une vraie gauche de gouvernement et d’une véritable droite républicaine finisse par s’imposer pour que le naufrage soit alors inéluctable. Au profit de quel camp, c’est une autre affaire. On se contentera ici de noter que Bernard Cazeneuve vient d’en faire l’analyse imparable, qu’il est un des acteurs possibles de cette opération compliquée qui s’esquisse à peine et dont il serait intéressant de savoir si elle peut avoir un quelconque équivalent de l’autre côté de l’échiquier politique.

(1) Collectif Télémaque, «La gauche du réel, un progressisme pour aujourd’hui», édition de l’Aube et Fondation Jean Jaurès, 241 pages, 23 euros

Castaner pisse-t-il encore ?

Le Président épuise conseillers et ministres et c’est pour cela, parait-il, qu’il en change si souvent avec aussi peu de regrets. Stendhal écrit : «Quand Napoléon apprit que Crétet, le meilleur ministre de l’Intérieur qu’il ait eu, allait succomber à une maladie mortelle, il dit : «Rien de plus juste; un homme que je fais ministre ne doit plus pouvoir pisser au bout de quatre ans. C’est un honneur et une fortune éternelle pour sa famille».

Conspiration partout

Un récent sondage Kantar-Sofres vient de montrer que la crédibilité de la presse, tous supports confondus, est aujourd’hui au plus bas. Dans le même temps, une enquête IFOP met en lumière l’influence «préoccupante» des représentations conspirationnistes dans la société française. Ces deux enquêtes disent en fait la même chose. L’étonnant, c’est qu’on s’étonne et qu’on commente la seconde sans rappeler la première.