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Juppé, trop modéré pour gagner?

Juppé, trop modéré pour gagner?

Pour Alain Juppé, «l’esprit de modération est une vertu». Ces propos, tenus début février, n’ont pas été assez commentés, comme si le maire de Bordeaux avait dit là une évidence toute juste bonne à rappeler aux observateurs distraits qu’entre Montesquieu et lui, il y avait désormais une forme de cousinage d’essence girondine. La droite aime la modération qui est, à ses yeux, une déclinaison du bon sens et de l’équilibre, loin des idéologies qui, comme chacun sait, nous ont fait tant de mal. De Poincaré à Pinay – pour ne parler que des grands anciens – la tradition est longue de ceux qui se sont installés sur ce créneau, sorte de butte témoin d’une culture politique profondément ancrée dans l’imaginaire politique français. Il fallait bien qu’un jour, quelqu’un l’explore à son tour. C’est chose faite et, au fond, l’étonnant n’est pas là.

Sauf erreur ou illusion d’optique, Alain Juppé est aujourd’hui candidat à la présidence de la République. Or si la droite aime la modération, si elle brandit volontiers cette «vertu» quand elle est au pouvoir, voilà quand même un demi-siècle qu’en France, elle ne gagne qu’en proposant la rupture, y compris avec elle même! Elle n’est d’ailleurs pas la seule à tenir ce discours et c’est ce qui amène à penser que, dans cette affaire, les lois d’airain de la Cinquième République ont quelque chose à voir. Pour s’imposer, dans la compétition présidentielle, encore faut-il être l’un des deux finalistes et pour être l’un des deux finalistes, mieux vaut d’abord rassembler son camp, mobiliser les siens et donc assumer sans complexes ces clivages qui indiquent davantage un choix clivant qu’une simple préférence. Raymond Barre ou Édouard Balladur, en 1988 et 1995, en ont ont fait l’expérience à leurs dépens lorsqu’il leur a fallu affronter Jacques Chirac, champion incontesté de ce genre d’exercice. Qu’Alain Juppé reproduise la même erreur, face à Nicolas Sarkozy, n’est-ce pas la preuve que son sort est scellé et qu’en avouant sa «modération», il a lui même reconnu que, d’ici 2017, il ne ferait que de la figuration savante?

Ce genre de diagnostic psychologisant est désormais très tendance dans les rangs de l’UMP. Et même au-delà! Juppé, usé, vieilli… Juppé castré par les bobos bordelais. Juppé, tel ces anciens empereurs romains à qui les délices de Capoue avaient fait perdre le goût du sang et des combats salvateurs alors que les barbares campaient sous les remparts de la ville. Pour les mêmes, le maire de Bordeaux préférerait à présent la jouissance à la conquête. Après tant d’épreuves dans sa vie publique, il serait moins un général en campagne qu’un polytraumatisé en fin d’analyse. Sa popularité retrouvée et, avec elle, ce statut d’homme d’État dont on l’honore volontiers, le prépareraient moins à succéder un jour à François Hollande qu’à reprendre demain le rôle-titre de Simone Veil, comme icône de la République, dans son versant conservateur. Bref, Juppé, statufié pour l’éternité, serait devenu centriste – horresco referens – dans un parti qui porte à droite et adore le couillu.

On passera ici sur les contradictions de ceux qui, dans le même argumentaire, expliquent doctement qu’Alain Juppé, ce vieux lion édenté, reste, en privé, toujours aussi pète-sec et arrogant. Dans le procès qui lui est fait , il y a surtout quelque chose qui cloche sur le plan strictement politique. On ne peut soutenir à la fois que le maire de Bordeaux est une fausse valeur, promise bientôt à la casse, et raconter ensuite que François Hollande, depuis quelques temps, fait tout pour désigner Nicolas Sarkozy comme son adversaire favori. Si Juppé est un naze, pourquoi le craindre? Si ses chances sont nulles, à quoi bon le combattre ou lui mettre des bâtons dans les roues?

Pour comprendre, comme toujours, mieux vaut donc prendre son sujet au sérieux. Et si «la modération» dont Alain Juppé se prévaut était, tout simplement, une ligne stratégique et non un remord ou un signe de dégénérescence sénile? Le maire de Bordeaux a derrière lui du kilométrage. Il n’en est pas à sa première campagne. Il vient d’être réélu comme tous ses prédécesseurs, dès le premier tour dans une ville qu’il faut bien mal connaître pour y voir une extension locale du canal Saint-Martin. A la différence d’un Barre ou d’un Balladur, il ne manque pas d’expérience politique. Il n’est pas du genre à repousser les contraintes du métier comme ses gros chats qui écartent du bout de la patte les morceau de viande trop faisandés à leur goût. Imaginer un seul instant qu’il puisse se lancer dans une bataille qui sera le point d’orgue de sa longue carrière sans avoir rassemblé auparavant ses cartes d’état-major et examiné avec soin les armées en présence est, pour le dire simplement, d’une rare stupidité.

En fait, Alain Juppé se dit «modéré» comme, hier, François Hollande se prétendait «normal». Ces mots que l’on croit mollassons ou gnangnans sont des armes de combat. Ils désignent l’adversaire, ou plutôt les adversaires car ils ont le double avantage de viser, en même temps, celui de la primaire et celui de la présidentielle. François Hollande, avant 2012, s’est posé en s’opposant à l’anormalité de Dominique Strauss-Kahn et de Nicolas Sarkozy. Alain Juppé, à son tour, met dans le même sac François Hollande, Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen, tous renvoyés loin des rivages apaisés d’une France rassemblée. Le projet qu’il entend dérouler ne se réduit pas à cette simple posture. Mais c’est pourtant elle qui annonce et légitime la suite. La modération, explique déjà Alain Juppé, exige du courage. L’actuel président expliquait autrefois qu’on pouvait être normal et exercer des responsabilités peu ordinaires. Tout cela pour dire que les drapeaux qui leur servent d’étendard peuvent flotter au gré de vents changeants. C’est d’ailleurs là tout ce qui fait leur intérêt. Ils excitent l’imagination. Ils ont, comme disent les hommes de marketing, une force projective suffisamment larges pour espérer séduire le grand public.

Pour autant, la modération juppéiste est-elle l’arme qu’exigent les combats pour lesquels on l’aiguise? C’est la seule question qui vaille et pour y répondre, il convient de procéder comme aime l’intéressé, c’est à dire avec méthode et dans l’ordre. La première haie que devra franchir Alain Juppé d’ici 2017 est celle de la primaire. Malgré l’opposition de Nicolas Sarkozy à l’égard de cette procédure de sélection inventée par la gauche, tout indique qu’elle aura lieu en son temps. Sauf à faire voler la droite en éclat, ce qui serait suicidaire pour tous. Dans cette bataille ouverte aux sympathisants, on a coutume de dire que le favori est celui qui parle le mieux au cœur de son électorat. Nicolas Sarkozy, chef de l’UMP, n’est-il pas celui-là? Dans les sondages, c’est encore globalement vrai.

Dans les ventilations de ces enquêtes d’opinion, on oublie pourtant trop souvent que le maire de Bordeaux domine de la tête et des épaules dans deux catégories  : les vieux et les catégories supérieures. Or, le jour du vote, ce sont elles qui, comme d’habitude à droite, se mobiliseront avec le plus d’entrain. Pour l’instant, la modération conservatrice d’Alain Juppé les séduit davantage que l’hystérie créatrice de Nicolas Sarkozy, étant entendu que l’une et l’autre laisse de marbre les catégories populaires. Cela donne à leur match un tour différent de celui qu’on imagine souvent. La clé de la victoire, à la primaire est-elle politique ou sociologique? Alain Juppé espère sans doute qu’une fraction de l’électorat centriste lui donnera, le moment venu, le coup de main attendu. Il est douteux en revanche qu’il fonde la moindre espérance, dans un scrutin de ce type, sur cette gauche dite juppéiste tout juste bonne à faire les covers d’hebdos. Son calcul rappelle celui de François Hollande lors de la primaire socialiste de 2011. Comme lui, il fait le pari d’une participation forte qui, seule, peut diluer les logiques strictement partisanes dans le grand bain du peuple de droite. Avec pour effet principal, une sur-représentation de ses segments les plus traditionnels, sociologiquement parlant, et les plus sensibles à des thématiques de campagne fondées sur la restauration d’un ordre trop longtemps bousculé par des présidents oublieux d’équilibre et de modération.

S’il est désigné, au terme de la primaire, Alain Juppé devra franchir une nouvelle haie, celle du 1er tour de la présidentielle qui, en 2017, va changer de nature. Dans un système politique devenu tripolaire, l’enjeu pour la droite et la gauche républicaines est désormais de savoir lequel de ses candidats arrivera en seconde position, derrière le Front national. Or là encore, la ligne modérée choisie par le maire de Bordeaux n’a pas l’absurdité qu’on lui prête parfois. Nicolas Sarkozy estime que cette bataille là se jouera à droite toute et sur la capacité qu’aura le candidat de l’UMP à siphonner, une fois encore, l’électorat du Front. Alain Juppé, à l’évidence, considère qu’entre une gauche divisée et affaiblie à l’extrême au bout de cinq ans de mandat hollandais, et un FN au zénith de sa forme, l’espace gagnant, pour se qualifier au second tour, est l’espace central de l’échiquier politique.

Ça n’a sans doute jamais marché jusqu’ici mais ceux qui le rappellent à loisir oublient de dire que les lois de la présidentielle, avec un Front dominant, vont être, demain, cul par dessus tête. A gauche, comme à droite, plus personne n’ignore qu’au second tour, il faudra bien faire les sacrifices nécessaires pour barrer la route à Marine Le Pen. Se présenter d’emblée comme le candidat modéré, renvoyant le président sortant à ses échecs et la prétendante frontistes à ses excès, n’est plus un positionnement abstrait. Même s’il reste périlleux, il confère à celui qui l’adopte la capacité de faire le lien entre la primaire et la finale. Il peut se révéler adapté à un scrutin dont l’unique clé serait le rejet : rejet de Sarkozy lors de la primaire, rejet de Hollande au 1er tour de la présidentielle, rejet de Marine Le Pen, au second. Enfin, il présente l’avantage de dessiner, dès la campagne, ce que serait le mode de gouvernement d’un président, élu sans triomphe face à la championne du FN, et donc contraint de sortir des sentiers battus de la politique à l’ancienne, pour explorer les voies compliquées d’un rassemblement vraiment républicain.

La modération, selon Alain Juppé, va bien plus loin qu’un bon mot ou qu’une formule de circonstance. Quand on tire le fil, on découvre une stratégie qui a sa cohérence, qui peut séduire et dont rien ne permet de dire, en tous cas qu’elle vouée à l’échec même s’il est vrai que des trois haies, la première est la plus dure à sauter. Le maire de Bordeaux avance sur un chemin qui est celui de son nouveau tempérament. On peut même imaginer que son nouveau tempérament, tel qu’il est mis en scène, est fait pour crédibiliser ce chemin. Pour le dire en un mot, tout cela ne semble guère improvisé. Quant à l’objectif visé , il n’est pas plus baroque que celui d’un retour gagnant de Nicolas Sarkozy ou un dernier rebond de François Hollande.