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Macron et la ruse de la raison populiste

Macron et la ruse de la raison populiste

L’année 2018 qui s’achève a été marquée par une chute vertigineuse de la popularité d’Emmanuel Macron. Lui qu’on disait politiquement intouchable semble désormais au fond du trou. Un tel retournement était-il prévisible ? Comment en est-on arrivé là ?

Après coup, les analystes politiques politique sont toujours d’une lucidité sans pareille. C’est Raymond Aron qui, je crois, aimait moquer «l’infaillibilité de la prévision rétrospective». Rien n’est jamais écrit à l’avance et, en l’espèce, personne n’avait prévu une chute aussi brutale et d’une telle ampleur. Nous n’avons pas affaire à un simple délitement mais au dérèglement général d’un dispositif politique présenté, par celui qui l’avait imaginé, comme devant mettre fin aux errements d’un vieux monde condamné par l’Histoire. C’est cette ambition initiale qui, par contraste, donne un tour aussi saisissant à la crise qui se déploie sous nos yeux et dont la nature, du même coup, est à l’évidence essentiellement politique.

Mais où étaient les failles du nouveau monde macronien ?

Pour aller à l’essentiel, la principale était de croire précisément que le monde pouvait être scindé en deux : l’ancien et le nouveau. Or, la rupture absolue, la table rase, ça n’existe pas en politique et le faire croire c’est exposer à de graves déconvenues. Le macronisme des origines était d’abord une force de destruction. Ni le score du 1er tour de la présidentielle du candidat Macron, ni même celui du second, ni enfin la côte de popularité du nouveau Président à l’orée de son règne n’étaient particulièrement exceptionnels. Ce qui l’était en revanche, c’est l’effet de souffle produit par l’émergence victorieuse d’un homme et d’un mouvement sans racines ni traditions véritables. Lorsqu’après une entrée en lice fracassante puis un premier été compliqué, la côte du Président est repartie vers le haut fin 2017, beaucoup ont cru que la construction macronienne était destinée à se renforcer sans cesse en volant de victoires en victoires (loi Travail, réforme de la SNCF) et que sa force véritable apparaitrait au fur et à mesure qu’on avancerait dans le quinquennat. C’était une illusion. Le réel, un jour, s’est vengé.

Le réel, pour vous, c’est le vieux monde ou ce qu’il en reste ?

Pas particulièrement, sauf à appeler ainsi des forces archaïques que l’on voir ressurgir dans le mouvement des gilets jaunes. Macron a cru qu’il était la solution d’une crise démocratique dont il n’était en fait que l’expression. On peut même aller plus loin en avançant l’idée que son élection, passé un moment de sidération, a été l’accélérateur d’une une crise qui vient de loin et qui est appelée à durer. Quelques esprits imaginatifs ont prétendu que Macron, au lendemain de son triomphe, c’était «l’esprit du monde», un peu comme Napoléon passant à Iéna sous les fenêtres de Hegel. Pareilles références mériteraient d’être pour le moins discutées et si j’avais pour ma part à en choisir une, je me tournerais plutôt vers Victor Cousin, père de l’éclectisme du temps de la Monarchie de Juillet. Cela étant, on est en droit de se demander, à la lumière de ce qui se passe aujourd’hui, si le vrai rôle de Macron n’a pas été de nourrir ce qu’on pourrait appeler «une ruse de la raison populiste». Pour le dire autrement, ne fallait-il qu’il advienne, qu’il s’impose puis qu’il échoue à ce point pour que le populisme dont il prétendait être l’ennemi principal puisse désormais se déployer sans complexe ni résistance ?

Le nouveau monde, pour vous, c’est le populisme ?

On peut le craindre. Macron a liquidé ce qui restait d’un vieux monde qui ne s’en remettra pas. Il a ouvert la voie à un nouveau qui n’était pas celui qu’il disait. En ce sens, il n’est peut-être qu’un passeur destiné à être bientôt dévoré par plus barbare que lui.

C’est la seule lecture que vous faites du mouvement des gilets jaunes ?

C’est en tous cas une possible. Une autre, plus modeste mais pas moins inquiétant, est serait de penser, comme Tocqueville, qu’«un régime n’est jamais autant fragile qu’au moment où il commence à se réformer». Tocqueville, je le rappelle, parlait là de la situation de la France à la veille de la Révolution…

Macron, c’est fini ?

Les monarques disgraciés, hier, on leur coupait la tête ou on les envoyait en exil. Aujourd’hui, la civilisation a fait des progrès : on leur rogne les ailes ou on les rend impuissants par une opération que je vous laisse deviner. C’est ce qui s’est passé le 10 décembre à 20 heures, à la télévision, donc en place publique, devant 23 millions de téléspectateurs. Ce soir-là, je ne sais pas si Macron a rendu sa couronne mais, à coup sûr, Jupiter a rendu les armes. Face à une colère jugée «légitime», comment la moindre résistance aurait pu l’être également ? Résultat : un mea-culpa totalement humiliant sur son comportement passé et une retraite à 10 milliards sur des points de l’actions gouvernementales présentés jusque-là comme innégociables puisque constituants le cœur du réformisme présidentiel. D’autres avant lui avaient été contraints à pareils sacrifices mais n’étaient-ils pas ces rois «fainéants» contre lesquels le mandat macronien avait été entièrement construits ? Avant cette intervention télévisée, les porte-paroles du Président expliquaient d’ailleurs que céder sur la seule hausse des taxes sur le carburant reviendrait à mettre un terme au quinquennat. Pourquoi ne pas les croire une fois cette hausse abandonnée en rase campagne, malgré les brèves tentatives de résistance venue de Matignon ?

À vous entendre, l’allocution du 10 décembre ne serait donc pas un tournant mais un point final, un peu comme le fut deux ans auparavant, à la même époque, le discours télévisé de renoncement de François Hollande ?

Je n’irai pas jusque-là. Le quinquennat d’un an et demi, par nature, ça n’existe pas et il ne suffit pas de scander «Macron démission» sur les ronds-points pour que cela se produise. Ce qui me frappe surtout, si l’on compare la situation du Président à celle de ses prédécesseurs en buttes à des épreuves comparables, c’est d’abord le caractère très personnel de la détestation dont il est l’objet. Normal, dit-on souvent, à l’ère de l’hyperprésidence. Sauf que Sarkozy qui la pratiquait plus que quiconque au point d’électriser l’ensemble du champ public, polarisait à l’extrême contre lui mais aussi avec lui. Là est la vraie différence avec Macron qui, dans l’adversité, semble incapable de constituer un bloc politique et électoral suffisamment compact pour résister aux tempêtes. C’est la lecture en tous cas que je fais des événements de ces six derniers mois qui vont du début de l’affaire Benalla à la crise de gilets jaunes. Quand l’opinion bouge désormais, c’est de manière homogène dans une contestation directe ou indirecte du pouvoir élyséen. Quand ce dernier met un genou à terre, c’est à chaque fois les fidélités que l’on pensait assurées qui défaillent. Je pense à Hulot, à Collomb et au remaniement laborieux qui a suivi leurs démissions. Je pense aussi aux derniers développements de l’affaire Benalla. Je pense enfin au comportement ambigu du Premier ministre lorsqu’il désapprouve certaines initiatives présidentielles. Quand il est faible – et Dieu sait s’il l’est aujourd’hui – Macron me parait bien seul. Sa disparition de la scène médiatique au lendemain de Noël, me parait hautement symbolique, même si je ne confonds pas les plages tropéziennes et la lande irlandaise ou Brigitte avec tante Yvonne.

Tout rebond vous parait-il donc impossible ?

Comparons là encore Macron et ses prédécesseurs immédiats. Pour rebondir ou, tout au moins essayer de la faire, ces derniers ont été obligés de donner un nouveau cap à leur mandat. Mitterrand avec l’Europe, Sarkozy avec ses discours de Toulon et Grenoble, Hollande avec le pacte de responsabilité si loin de son discours du Bourget. Le seul élément d’un ordre comparable, chez Macron, c’est la promesse d’un grand débat national dont la nature concrète est, par définition, incertaine puisqu’elle porte en partie sur le débat lui-même. En faisant cette promesse, le Président a sans doute choisi le bon thème, c’est-à-dire, la redéfinition d’une démocratie qui ne soit plus jupitérienne. Mais semblable ambition demande du temps alors que précisément l’urgence serait de trouver l’acte politique permettant de retrouver un lien direct entre l’Élysée et les Français. On verra bien ce que dira Macron lors de ses vœux du 31 décembre puis surtout à la rentrée de janvier mais il y a une contradiction fondamentale entre l’exercice d’écoute et d’humilité qu’exige le grand débat et les modalités classiques (référendum dissolution, changement de Premier ministre) du réarmement présidentiel sous le Cinquième République.

Pour vous, le Président est pat, comme on dit aux échecs ?

Pour renverser l’échiquier, encore faudrait-il qu’il y en ait un.

Et les européennes du printemps prochain ?

Ce rendez-vous était programmé comme celui du macronisme de conquête. Progressisme versus populisme, disait-on à l’Elysée. Ce clivage-là était déjà jugé trop abstrait avant même la crise des gilets jaunes et c’était d’ailleurs une drôle d’idée que de vouloir bipolariser à ce point dans une élection à la proportionnelle intégrale sur listes nationales. Ce clivage est devenu surtout hautement périlleux depuis qu’un trait a été tiré sur l’ambition de maitrise des déficit publics. Le 10 décembre, Macron a dû ainsi abandonner une autre couronne : celle de leader autoproclamé du saint Empire européen. Au mieux, il peut encore rêver d’une élection blanche, sans vainqueur véritable, qu’une liste des gilets jaunes rendrait totalement illisible. On n’en est pas encore là et de toute façon, il serait assez farce et donc de faible portée s’agissant des gilets jaunes, que le premier acte politique d’un mouvement épris de démocratie directe soit de participer à un scrutin relevant à plein de la démocratie représentative dont le philosophe Bernard Manin, pour ne citer que lui, a démontré depuis belles lurettes le caractère foncièrement «aristocratique».

L’absence d’alternative crédible, est-elle, à vos yeux, l’ultime bouée du pouvoir macronien ?

Telle a été, en 2017, la formule de sa victoire face à Marine Le Pen. Ce peut-être en 2019 et ensuite celle de sa survie à ceci près qu’à force de couler à plein bord, le populisme peut finir un jour par briser les digues qui l’ont jusque-là contenu. Pour le moment, c’est vrai que la gauche, tous courants confondus, est divisée comme jamais et que son potentiel électoral, dans les récents sondages, est à un niveau de faiblesse historiquement inégalé. La droite de gouvernement ne vaut guère mieux et ce qu’a réussi le mieux Macron, depuis son élection, est de trouver en son sein des alliés de fortunes. Hier Juppé et ses amis après que l’on a fait – déjà ! – des appels du pieds à Bertrand. Demain, Sarkozy et les siens ? Ce n’est pas l’aspect le moins étonnant de l’affaire Benalla que de montrer par la bande – si on ose dire – combien des poutres travaillent encore dans ces secteurs de la droite.

Mais pour quoi faire ?

Rien précisément, si ce n’est durer en attendant l’embellie. Vue la nature des institutions, on peut imaginer un Président impuissant et indéboulonnable à la fois. Cela dit, je ne vois pas comment, dans le contexte actuel, une telle situation pourrait ne pas provoquer à la longue une crise sociale et politique à côté de laquelle celle des gilets jaunes apparaitra comme de la petite bière.

Vu le tempérament qu’on lui prête, est-ce là une voie à laquelle Macron peut demain se résigner ?

A priori je ne pense pas même si je ne vois guère pour lui d’alternative crédible. Tout dépend en fait du sens qu’il peut donner à ce mot de Buffon qu’il a eu le malheur d’ignorer : «le génie est une longue patience».

Cet entretien a été initialement publié le 31 décembre 2018 sur FigaroVox