Blog

Taubira et ses vrais tuteurs

Taubira et ses vrais tuteurs

Tels les marranes du XVIème siècle, Christiane Taubira fait mine de s’être convertie sans rien abandonner de ses convictions intimes. Ministre de Manuel Valls, elle ne tient jamais, en public, un seul propos qui puisse être interprété comme un manquement ouvert à la solidarité gouvernementale. Mais dans le secret de son cabinet, elle ne loupe aucune occasion de confier à qui veut bien l’entendre combien elle souffre de devoir couvrir une politique qui attente à ce qu’elle a de plus cher. Christiane Taubira est une frondeuse de l’intérieur qui accepte qu’on dise à sa place la difficulté de sa tâche sans jamais tirer, elle même, les leçons des désaccords qui s’accumulent sur son bureau.

La Garde des Sceaux conteste la ligne économique du gouvernement. Elle frémit d’indignation à chaque nouvelle étape du tour sécuritaire que prend, selon elle, le quinquennat hollandais. Elle juge que la gauche, depuis 2012, est en train de perdre son âme en abandonnant, uns à uns, ses principes les plus sacrés sur les chemins hasardeux d’un réalisme à courte vue. Elle pense comme Arnaud Montebourg, Cécile Duflot et Benoit Hamon, et donc à l’inverse de Manuel Valls, Emmanuel Macron et Bernard Cazeneuve. Mais alors que les premiers sont partis – ou ont été virés – elle s’accroche à son poste avec d’autant plus d’ardeur qu’au fond, personne à l’Élysée ou à Matignon ne songe plus à l’écarter.

Christiane Taubira fait de la résistance et de la collaboration à la fois. C’est une posture originale que nul, avant elle, n’avait su tenir aussi longtemps avec une telle flamboyance. Parce qu’elle est désormais une icône, la Garde des Sceaux peut-être trimbalée, y compris par ses adversaires et même ses ennemis les plus acharnés, sans que sa réputation soit un seul instant écornée. Chapeau !

A la fin de l’été dernier, elle a eu l’occasion de prendre la tangente en donnant un tour politique à son départ, sans que celui-ci apparaisse comme la sanction d’une action ministérielle par trop évanescente. Mais quand Arnaud Montebourg et ses camarades de jeu sont venus la voir en délégation pour lui proposer de les suivre, elle a expliqué, en vrac, qu’elle n’avait pas de point de chute assez sûr pour tenter cette aventure aussi risquée, qu’elle ne se sentait pas suffisamment usée pour prendre sa retraite, qu’elle n’avait pas l’habitude de prendre des portes ouvertes par d’autres qu’elle même et qu’enfin, elle avait sur la table des projet auxquels elle tenait trop – la réforme de la justice des mineurs notamment – pour emprunter une voie de garage qui lui semblait être celle de la désertion.

Le plus curieux dans cette affaire est que, depuis neuf mois, la Garde des Sceaux n’a cessé d’avaler des couleuvres – sur la loi Macron, sur la loi sur le renseignement intérieur – sans que les textes qu’elle prétendait défendre n’avance d’un seul millimètre. Or cette inefficacité qui aurait dû signer l’échec de sa stratégie n’est jamais pointée par ceux auxquels elle a refusé son concours. Mieux, lorsqu’au soir des cantonales, Christiane Taubira dîne chez le couple Montebourg-Filippetti, ses propos assassins sur le gouvernement dont elle est pourtant membre se retrouvent illico dans la presse – le Canard, en l’occurrence – non pas pour souligner un double jeu stérile mais pour magnifier une audace sans conséquences pratiques.

Cette tolérance est d’ailleurs partagée par Manuel Valls en personne. Le Premier ministre lit tout, voit tout et ne laisse jamais une occasion pour dire aux ministres qui osent le critiquer – fut-ce de manière masquée – qu’il n’est pas du genre à pardonner les offenses qui lui ont été faites. Or avec la Garde des Sceaux, sa mansuétude est sans limite. Lorsque celle-ci, récemment, a accordé à l’Obs une interview au ton volontairement dissident, son texte a été soumis à la relecture de Matignon sans qu’il soit un tant soit peu amendé. Christiane Taubira y regrettait pourtant que la gauche ait trop souvent repris à son compte les mots de la droite. Ce qui visait, à l’évidence, le Premier ministre. Or celui-ci a laissé filer en expliquant d’ailleurs à sa collègue rebelle qu’elle n’avait pas tout à fait tort.

C’est même sur un ton apparemment badin qu’il lui a renvoyé une balle liftée en lui faisant remarquer que pour éviter ce travers, sans doute fallait-il que la dite gauche ose assumer des mots qui appartiennent à sa tradition la plus avérée. Et de citer, la République, la Nation, la laïcité, la sécurité… Fin de l’échange. Jusqu’à une prochaine occasion dont on voit bien que Manuel Valls a pris son parti depuis qu’il a compris que l’essentiel, pour lui, n’était pas que Christiane Taubira se taise mais qu’elle montre, chaque jour qui passe, combien son estomac est solide.

Pour conserver l’équilibre sur son fil, la Garde des Sceaux peut donc compter sur deux balanciers. D’un côté, il y a ceux qui lui pardonnent tout, par principe, dés lors qu’elle reste l’incarnation d’une gauche statufiée et de l’autre, ceux qui l’acceptent telle qu’est, pourvu qu’elle continue à parler de manière codée, sans que jamais, surtout, les actes ne suivent la parole. C’est là une façon, pour Christiane Taubira, de rester immobile et stable à la fois que l’on retrouve, sur un autre terrain, dans la manière très spéciale dont elle gère son ministère. Rarement, Garde de Sceaux aura en effet mis autant de style à laisser en l’état l’administration dont il a la charge. Jamais un verbe aussi puissant et une culture aussi riche n’auront été mis au service d’une telle inaction.

Christiane Taubira en est depuis quelques jours à son quatrième directeur de cabinet. Mieux que Rachida Dati en son temps ! Ce qui casse, autour d’elle, c’est d’abord et avant tout le cabinet qui est censé la servir. Dans un système qu’elle mène à sa main – et quelle main ! – la centralisation du pouvoir n’est jamais mise au service de la réforme efficace. Depuis bientôt trois ans qu’elle est place Vendôme, la ministre ne peut se prévaloir que d’un seul succès, ô combien symbolique, il est vrai. «Le mariage pour tous» doit beaucoup à l’énergie qu’elle a mis à le défendre au Parlement. Mais pour le reste, c’est morne plaine. Rien sur l’organisation du système judiciaire, des broutilles sur la politique pénale, un statut quo délétère sur le plan pénitentiaire, le tout sur fond de disette budgétaire alors que la justice, à l’origine, faisait partie des ministère sanctuarisés par François Hollande. Avec un tel bilan, la Garde des Sceaux devrait être au centre des critiques de son propre camp. Or, c’est précisément l’inverse, tant est forte son image de pasionaria de la vraie gauche et sa réputation d’ultime bouclier face aux assauts des sécuritaires de tous poils.

On voit bien, du coup, combien est imbécile – ou vicieux ! – le procès que lui intentent, sur des registres comparables, la droite et l’extrême droite. Depuis mai 2012, c’est le même refrain qu’entonnent ses leaders alors même que rien, dans les faits, ne vient nourrir les craintes qu’ils expriment. Avec Christiane Taubira, ses adversaires conservateurs ont l’art de toujours tirer à contre-temps et à côté de la plaque. En 2012, lorsqu’elle a été nommée aux Sceaux, ils ont cru qu’ils avaient affaire à un petit oiseau des îles dont les gros matous de l’Assemblée ne feraient qu’une bouchée. Ils n’ont pas été déçus du voyage en découvrant – mais un peu tard – qu’ils avaient devant eux un des orateurs les plus puissants et les plus roués du Parlement. Depuis, les mêmes ont changé leur fusil d’épaule en présentant Christiane Taubira comme un être maléfique, incarnation d’un laxisme judiciaire et d’un relativisme moral mis au service d’un projet de destruction de l’ordre social. Rien de moins.

C’est ainsi qu’on a vu se mettre en place, dans l’hémicycle du palais Bourbon comme dans la rue ou sur la toile, un discours délirant, souvent raciste, toujours vulgaire, que la Garde des Sceaux a d’abord encaissé puis retourné à son profit. Car pour dire les choses sans fard, il est désormais clair que la droite et ses muscadins sont ses meilleurs protecteurs. Ils l’attaquent donc elle est. Ils lui prêtent des intentions qu’elle n’a pas toujours mais qui montre aux moins, à son camp, qu’elle est bien celle qu’elle prétend. Ils frappent tellement bas qu’ils suscitent, à gauche, des réflexes de solidarité qui écartent du même coup tous les reproches qu’on serait en droit de lui faire.

Dans le jeu de rôle, on a rarement fait mieux. Christiane Taubira est tellement attaquée qu’elle est devenue intouchable et elle est si peu efficace à son poste qu’au fond, ça peut durer longtemps. Son stoïcisme la grandit. Son immobilisme la protège. Si elle doit sortir un jour, ça sera à son heure et à sa main. La gauche, avec un brin d’hypocrisie chez les uns et une belle dose de naïveté chez les autres, la couvrira de rose. La droite criera victoire tout en perdant une cible d’autant plus pratique qu’elle était imaginaire. Alors, alors peut-être, certains se souviendront que la justice est un grand corps malade qui mériterait qu’on le soigne autrement qu’en échangeant, sur le petit théâtre de la politique, des noms d’oiseaux, façon cour d’école, et des balles pour pistolets à bouchon.