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La vie rêvée de Rocard

La vie rêvée de Rocard

Même à l’heure des hommages posthumes, il faut aussi parler vrai puisque l’expression coule de source, s’agissant du défunt. La différence entre François Mitterrand et Michel Rocard est qu’à la mort du premier, personne n’avait songé à le comparer au second alors qu’aujourd’hui, l’inverse s’impose d’évidence. Le nom de l’ancien président de la République s’invite dans la biographie de celui qui fut son Premier ministre comme il n’a cessé de le faire durant l’essentiel de sa vie politique. François Mitterrand explique et éclaire Michel Rocard. Il le résume par contraste. C’est à partir de lui qu’on mesure l’originalité de son parcours mais aussi la force de ses échecs et, du même coup, la faiblesse relative de sa trace au regard de l’Histoire.

Jusqu’à son dernier souffle, Michel Rocard n’a eu de cesse que de faire le procès de François Mitterrand comme s’il n’était jamais parvenu à échapper à cette figure honnie, quasi-paternelle. «C’était un homme de droite», confiait-il encore au Point dans un entretien-fleuve, il y a à peine deux semaines. Par ce jugement lapidaire et sans doute un peu sot au regard de l’œuvre de son ancien adversaire, Michel Rocard entendait surtout signaler qu’il était, lui, l’incarnation de la gauche et que sa boussole politique n’avait jamais varié. Il fut un temps où François Mitterrand portait des jugements aussi peu dignes de son intelligence à l’encontre de quiconque osait contester son autorité à la tête du PS. Et puis, il est passé à autre chose. Si Michel Rocard n’y est pas parvenu, c’est d’abord que dans cette rivalité, il portait l’habit du vaincu.

Pour le dire autrement, François Mitterrand appartient désormais à l’Histoire de la France alors que Michel Rocard s’inscrit dans celle de sa famille politique. Il laisse derrière lui une pensée suffisamment singulière pour que sa marque ne soit pas seulement celle d’un petit maître, à la manière d’un Pierre Mauroy, d’un Lionel Jospin ou d’un Laurent Fabius. Mais en même temps, dans cette génération qui est celle des enfants de l’après-guerre, il est passé trop loin du pouvoir et de son exercice véritable pour qu’on puisse le ranger dans la catégorie des très Grands. C’est là qu’on en revient à François Mitterrand. À deux reprises, en 1981 puis en 1988, c’est lui qui a imposé sa loi et sa puissance. À deux reprises, Michel Rocard s’est écarté parce qu’il n’avait pas les ressources nécessaires pour agir différemment.

François Mitterrand était un conquérant monstrueux. Son règne fut de quatorze ans. Michel Rocard, au sommet de sa gloire, n’est resté que trois ans à Matignon. Sa carrière ministérielle, au Plan ou à l’Agriculture, avait été auparavant sans relief véritable et l’Elysée d’alors avait veillé à ce qu’il en soit ainsi. Cette comptabilité un peu sèche dit une hiérarchie de destin. Celui des deux qui avait le plus réfléchi à ce que pouvait être, pour la gauche, l’art d’un changement véritable qui ne soit pas l’accumulation de promesses verbales, n’a jamais été en mesure de mettre son projet en pratique. Michel Rocard était plus fait pour l’action gouvernementale qu’aucun autre de ses camarades socialistes. Comme Pierre Mendés-France avant lui, il avait pour cela une culture, un talent et une morale personnelle qui le plaçait, sans conteste, au-dessus du panier. À l’heure du bilan, c’est ce qui rend d’autant plus curieux ce parcours inabouti au regard de ses propres critères. Sauf à en trouver la cause dans la malignité d’un seul homme – François Mitterrand, en l’occurrence –.

Michel Rocard a fini par se résigner à cette explication ressassée qui est d’ailleurs celle à laquelle se raccrochent aujourd’hui commentateurs et historiens. Quand il disait que François Mitterrand était «de droite», il signalait une forme de mystification – ou de trahison – dont il aurait été le première victime. Il fut pourtant un temps où ses arguments furent plus sophistiqués. Au-delà de deux caractères et de deux conceptions de l’action, il pointait alors deux cultures, bref deux gauches. Ce qui n’était pas tout à fait la même chose et donnait, du même coup, à l’affrontement de deux hommes un tour essentiellement idéologique. Cette distinction, Michel Rocard l’avait bâtie à l’heure des premières escarmouches alors que la domination mitterrandiste n’était pas encore telle qu’on l’a connue par la suite. C’était l’expression d’un défi. Congrès de Nantes, 1977, diront les spécialistes.

Deux gauches, donc. La première et la seconde. Dans cette formulation passée depuis dans le langage courant, il y avait déjà, soit dit en passant, l’esquisse d’une hiérarchie. La vraie et la fausse ? L’ancienne et la nouvelle ? Sans aller jusqu’à le dire à voix haute – quoi que… – Michel Rocard faisait de ce clivage une histoire de famille qu’il suffisait de raconter pour en trouver l’origine. D’un côté, une gauche républicaine plus que socialiste, adepte du changement par le haut et l’Etat, celle que Proudhon appelait «la gauche des blagueurs» pour mieux dire qu’elle était celle du verbe et des ruptures sans lendemain. De l’autre, une gauche du mouvement, venue d’en bas et portée par le mouvement social dans un radicalisme ignoré des élus et de leurs comités. Nationalisation contre autogestion, pour faire court.

À partir de là, tout se déclinait comme dans un de ces tests estivaux dont raffolent les hebdomadaires en mal d’imagination. Socialistes, vos papiers ! Cochez les cases du questionnaire et découvrez votre identité véritable ! Première gauche pour les uns, seconde gauche pour les autres. Mitterrandistes ou rocardiens puisqu’il faut bien personnaliser. Sur le papier, ça fonctionnait d’autant mieux que tout n’était pas faux dans cette taxologie nourrie par l’expérience de l’Histoire et que les protagonistes n’étaient d’ailleurs pas loin d’accepter comme une vérité d’évidence dans l’éternel débat entre la conquête et l’exercice du pouvoir.

Ce pouvoir, François Mitterrand l’a conquis avant de l’exercer, sur la durée, comme Michel Rocard craignait qu’il ne le fit, jusqu’à échapper à la morale de son camp. C’est par cette liberté qu’il a rejoint la France, sous le regard médusé des Français. Le drame de Michel Rocard est que dans cet exercice de haute voltige, il n’avait pas sa place. Son erreur fut d’essayer d’en trouver une en cessant d’être lui-même, c’est-à-dire vraiment rocardien. Dans son opposition affichée au mitterrandisme triomphant, il s’est progressivement soumis à la loi du vainqueur. Il a cru qu’après être l’opposant principal, à l’intérieur de la famille socialiste, il allait pouvoir en être l’héritier naturel. C’est toute l’histoire de son bref mandat à Matignon marqué par davantage de patience résignée que par un élan réformateur assumé.

À force de vouloir être «un briseur de rêves», à force aussi de théoriser à son poste «un devoir de grisaille», le héraut de la seconde gauche s’est désarmé. Ce faisant, il s’est normalisé, au sens hollandais du terme. Le rocardisme des origines, celui du PSU, était une critique du modérantisme réel d’un projet mitterrandiste trop classiquement étatique pour être vraiment révolutionnaire. Il reposait sur des analyses qu’on a peine à relire aujourd’hui tant elles étaient pleines de ces délires abscons nourris par la pensée soixante-huitarde. Le rocardisme des années Mitterrand, inauguré en 1979 dans la bataille du congrès de Metz et réaffirmé une fois passée l’alternance de 1981, est devenu, à l’inverse, un réformisme conforme à l’air du temps et aux exigences d’un monde nouveau. Il ne manquait pas de rigueur. Il signait les noces d’une sociale-démocratie à la française et d’un réalisme un peu court, dans une version technocratique propre à la Cinquième République.

François Mitterrand, en ce sens, n’a pas piégé Michel Rocard. Il l’a dominé et, à ce jeu, il l’a laissé tomber là où il jugeait qu’il penchait. Ailleurs, c’est-à-dire nul part, à ses yeux. C’est pour cela qu’il confiait volontiers que son passage à Matignon serait le révélateur de sa nature ordinaire et qu’il a pu le licencier en lui faisant le reproche d’une trop grande timidité dans la gestion des dossiers de l’Etat. Un comble ! De même, il n’est pas indifférent que la fin véritable de la carrière politique de Michel Rocard, avant la présidentielle de 1995, ait été le fruit d’une double concurrence à gauche, incarnée par Bernard Tapie d’un côté et de Jacques Delors, de l’autre. Pour vider le rocardisme de sa dernière substance, il suffisait donc de lui opposer un modernisme dévoyé, un brin populiste, et un réformisme recentré de pur affichage. Les électeurs et ces sondages qui font la réputation médiatique ont fait le reste, détruisant ainsi ce qu’ils avaient promu.

Si Michel Rocard n’a pas su résister à cet assaut croisé au moment décisif, si une fois encore il a préféré jeter l’éponge, c’est qu’il n’était plus alors qu’une ambition sans objet. C’est en tous cas ainsi que l’a compris François Mitterrand avec ce réalisme glacial dont il était coutumier et que l’approche de la mort n’avait fait que durcir. Il a fallu du temps à Michel Rocard pour surmonter son échec et surtout pour en analyser les ressorts. Les vingt dernières années de sa vie ont été celles d’une reconstruction nourrie d’un anti-mitterrandisme viscéral dont l’unique fonction était d’expliquer ce qui ne pouvait l’être autrement que dans la relecture douloureuse de tant de rendez-vous manqués.

Cette détestation sans cesse réaffirmée fut une manière d’antidépresseur qu’il lui fallait consommer chaque jour afin de ne pas s’effondrer. Mais on retiendra surtout – parce que c’est plus honorable et que l’homme savait tenir son rang quand bien même ce n’était plus le premier – que, dans cette ultime épreuve, Michel Rocard a su retrouver à gauche, sa vraie famille, le rôle qui, au fond, n’appartenait qu’à lui. Celui de vigie et d’agitateur d’idées à la fois, fidèle aux siens, ouvert aux autres dans une tension créatrice qui lui a permis, malgré le poids des ans, de rester jusqu’au bout ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être. Rocardien, pleinement rocardien.

La première version de cet article a été publiée le 3 juillet 2016 sur Challenges.fr