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Le Pen est mort

Le Pen est mort

L’histoire, avec ou sans majuscule, retiendra que Jean-Marie Le Pen est mort politiquement au début du mois d’avril 2015 à l’âge de 86 ans. Son testament politique aujourd’hui dans le colonnes de Rivarol. Le choix de cette feuille antisémite, sorte de butte témoin d’une extrême-droite collaborationniste, dit à lui seul les dernières fidélités du fondateur du Front national. Quand vient la fin, les grosses bêtes de son acabit ne sont pas du genre à passer à confesse ou même à s’excuser. Jean-Marie Le Pen assume sans complexes. Il se livre sans fard parce tel est son bon plaisir et que, lorsque tout fout le camp, cette ultime liberté, en forme de provocation, est un pied de nez à la mort et à ceux qui attendaient l’héritage. Voilà pour la psychologie.

Jean-Marie Le Pen n’aura jamais été aussi tristement cohérent qu’au moment de rendre les armes. Bien sûr, il y a aura demain d’autre ruades et peut-être mêmes d’autres joutes avec ceux qui, autour de sa fille, avaient cru qu’il saurait s’effacer sans casser la baraque. Ils imaginaient, comme tant d’autre avant eux, que Jean-Marie Le Pen mourrait comme il a longtemps vécu, tel un étudiant attardé et jouisseur devenu châtelain de pacotille puis retraité excentrique tout juste bon à promener sa vieille carcasse, au soleil du Midi, du côté de la Promenade des Anglais, en racontant ses guerres et ses combats perdus.

C’était oublier que le fondateur du FN a le sens de l’histoire et qu’il ne pouvait laisser à d’autres que lui le soin de sculpter sa statue. Quand son interlocuteur de Rivarol lui fait remarquer qu’il a été condamné par les instances de son parti, le 2 avril dernier, «Jeudi Saint, jour où Jésus a été trahi par Judas qui lui donné un baisers fielleux au Jardin des Oliviers pour le livrer au Sanhédrin», il répond par ces quelques mots qui disent son délire et, surtout,  sa résignation: «On n’est jamais trahi que par les siens».

Jean-Marie crucifié, Marine libérée : au fond, qu’est-ce que ça change ? Le Front national, dans sa construction même, a toujours été une affaire de famille et donc un nid de vipères dès lors que les générations se succèdent à sa tête avec la loi du sang comme seul mode de régulation. On peut toujours broder sur la dimension romanesque de ce genre d’aventures, convoquer Oedipe, mobiliser les Atrides et autres fariboles. Ce qui frappe avant tout dans la saga des Le Pen et, plus généralement, de l’extrême droite en France, c’est la manière très particulière qu’elle a de s’inscrire dans des cycles historiques.

Drôle de tradition en effet qui n’avance que par ruptures successives, rythmées par des meurtres qui ne sont pas tous symboliques. La transmission, chez elle, est toujours un combat. Sur le registre immuable de la xénophobie, elle renouvelle ses thèmes en même temps que ses leaders successifs. Mais sa conception de l’identité – toujours close, toujours fermée – l’empêche de s’amender et du coup, le changement, dans ses rangs, est invariablement une affaire d’épuration. Pour avancer, il faut liquider. Pour liquider, il faut attendre que le temps ou l’histoire fassent leur œuvre. S’ils ne le font pas assez vite, on provoque ou on utilise l’événement – c’est selon – pour nettoyer la scène et inventer d’autres pièces d’un même répertoire.

Marine Le Pen, en ce sens, a tout hérité de sa famille. Elle a le nom et le sigle. Un jour immanquablement, elle changera la marque dans l’espoir qu’elle ne soit plus que la sienne. Pour comprendre son cheminement personnel, il faut bien voir qu’elle a désormais pour unique boussole celle de son père mais qu’elle utilise de manière systématiquement inversée. Il était un enfant de l’après guerre et le poujadisme de ses jeunes années fut son lait nourricier. Elle est une fille de la crise à qui l’on a vendu un logiciel élaboré dans les soutes d’un certain souverainiste. C’était un homme de bandes, entouré des bras cassés et de copains forts en gueule pour qui la conquête du pouvoir ne pouvait être qu’une divine surprise. Elle se veut une vraie professionnelle de la politique, capable de construire un appareil digne de ce nom et armée, à ce titre, pour une razzia qui soit autre chose qu’un simple coup de force.

La culture mariniste n’est pas moderne. C’est celle que la gauche des sections et des programmes plus ou moins communs avait expérimenté dans la second moitié du siècle dernier. Mais Jean-Marie Le Pen, lui aussi, avait un train de retard avec une conception de la politique dont on retrouve moins l’humeur en décortiquant Rivarol qu’en en remontant plus avant, dans la lecture de mémoires érudites et furieuses d’un Léon Daudet qu’on vient de republier dans la collection Bouquins aux éditions Robert Laffont.

La question, du coup, n’est pas de savoir si, comme on le dit souvent, Marine Le Pen est une femme de son temps, soucieuse de bazarder les reliques hors d’âge que son père chérit tant et qui ne sont, à ses yeux, que de boulets inutiles dans sa course vers le pouvoir suprème. La présidente du FN réécrit, à sa façon, l’histoire de sa famille. Ce qu’on appelle «la dédiabolisation» est en fait une substitution au sein d’un corpus inchangé où l’ennemi reste l’étranger, corrupteur par nature de l’identité française et simplement présenté sous un nouveau visage.

Pour que ce remplacement-là soit acté sans doute fallait-il qu’une tête tombe et que ce soit celle du vieux chef édenté. Jean-Marie Le Pen, en fait, n’a été ni crucifié, ni trahi. Il a posé sa tête sur le billot et sa fille a tranché. C’est bien la première fois, dans l’histoire politique, que la victime et le bourreau ont été complices à ce point.