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Les préférences de Michel Onfray

Les préférences de Michel Onfray

Il fut un temps où certains intellectuels préféraient, selon la formule consacrée, «avoir tort avec Sartre que raison avec Camus». Michel Onfray qui, lui, aime Camus pour ce qu’il est, renouvelle et renverse le genre en déclarant qu’il «préfère une analyse juste d’Alain de Benoist qu’une analyse fausse de BHL». Quitte à les simplifier encore davantage, Manuel Valls s’est indigné de pareils propos qui signalent, selon lui, une absence de latéralisation aux effets délétères au moment où l’urgence est au rassemblement républicain. Michel Onfray, en retour, l’a traité de «crétin» doublé d’un faussaire. Quand un Premier ministre en campagne électorale rencontre un philosophe en campagne de promotion pour son dernier opus, cela se termine toujours par des noms d’oiseaux, façon meeting cantonal. On pourrait en rester là et laisser les deux hommes à leur cœur de métier. Ce serait passer à côté d’un débat qui, s’il ne vole pas très haut, ne manque pourtant pas d’intérêt.

Résumons en essayant de ne pas caricaturer ce qui l’est déjà trop. Dans sa sentence, Onfray ne compare pas deux intellectuels dont l’un est un héraut de la droite-extrême et l’autre celui de la gauche libérale. Il ne dit pas que l’un vaut mieux que l’autre. On peut même penser qu’il les rejette tous les deux. A partir de là, il se contente de dire que leurs œuvres respectives ne forment pas un bloc et qu’une analyse «juste» chez les premiers est préférable à une analyse «fausse»  chez les second. Onfray choisit le droit plutôt que le tordu. La belle affaire! Il n’est sans doute pas nécessaire de se prétendre philosophe pour proférer de pareilles banalités. L’amusant, dans cette affaire, aurait été que Onfray dise qu’il aime mieux le faux que le juste. Il ne l’a pas fait. Grâce lui en soit rendu. Fallait-il pour autant qu’il bombe le torse et provoque le bourgeois socialiste avec ce genre de plaisanterie? Pour rappeler, une fois encore, qu’il ne peut pas voir BHL en peinture, quel besoin avait-il de s’encombrer de références douteuses?

Dans l’aphorisme de Onfray, il y a un mot qui pose pourtant problème et qui n’est pas celui qui a suscité la polémique. Qu’est-ce qu’une préférence? Il y a des analyses justes qui sont dangereuses et qu’il convient donc de manier avec précaution. Sont-elles préférables à des analyses fausses qui tombent à côté de la plaque et qui ne sont là que pour illustrer les covers d’hebdo? D’un simple point de vue intellectuel, on peut aussi juger plus stimulantes des réflexions paradoxales ou même erronées à des propos qui, parce qu’on les partage déjà, suscitent une forme d’indifférence ou d’ennui. Oublions un instant de Benoist et BHL en changeant d’époque. Pour qui s’intéresse à la vie des idées – celle des années trente, par exemple – mieux vaut se replonger dans les délires de Maurras que dans les philippiques de Benda. La préférence, en l’occurrence, ne signifie ni adhésion, ni hiérarchie. Elle signale un état d’esprit. Une curiosité, autrement dit, que dans son travail de philosophe, Onfray revendique à juste titre mais qu’il aurait mieux fait d’exprimer sur un autre registre que celui, ô combien incertain, des affinités électives, fussent-elles purement professionnelles.

On croit comprendre qu’en mettant de Benoist et BHL dans la balance, Onfray compare leur rigueur et non le fond de leur pensée. L’un est, à ses yeux, un intellectuel digne de ce nom et l’autre un publicitaire de sa propre image. Voilà pour le binaire. Pour autant une analyse racialiste, fut-elle rigoureuse dans certains de ses aspects, doit-elle être préférée à une pensée démocratique qui ne l’est pas? Qu’est-ce qui est juste chez de Benoist? Sa cohérence ou les conclusions qu’il en tire? Onfray, et c’est là que le bât blesse, ne dit pas vraiment tout ce qu’il admire chez de Benoist ou qu’il déteste chez BHL? Est-ce la mécanique intellectuelle ou bien le propos idéologique? Derrière la banalité de sa formule, il y a en une ambiguïté. Elle n’était peut-être voulue. N’empêche qu’elle existe sans qu’il soit nécessaire, comme l’a fait Valls, d’y ajouter un raccourci.

Sans vouloir flatter les protagonistes de cette digne controverse, Onfray se comporte comme un Proust de la philosophie et Valls comme son Sainte-Beuve. Mais plutôt que de reconnaître qu’ils ne raisonnent pas de la même façon sur de même critères, ils s’autorisent des mélanges détonants pour s’étonner ensuite qu’ils ne parlent pas de la même chose. Le Premier ministre fait la leçon à un philosophe. Et inversement. Soit… Mais comment ne pas voir qu’ils peuvent d’autant moins s’entendre – au vrai sens du terme – que leur langage n’est pas le même et que leurs intentions sont foncièrement contradictoires. Pour le dire de manière très prosaïque, ils ne font pas le même métier. Plutôt que de le reconnaître, dans un dialogue qui pourrait être stimulant, Onfray et Valls contribuent à la confusion ambiante. Cela d’autant plus que le premier s’aventure volontiers sur le terrain politique en faisant mine d’en oublier les contraintes tandis que l’autre tente d’explorer le débat intellectuel sans voir quelles en sont les règles.

Valls, si l’ont comprend bien, a profité de l’occasion, pour dénoncer un état d’esprit. Ou pour le dire autrement, pour appeler au sens de la responsabilité. Pour parodier Clemenceau, il considère que, face à la Contre-Révolution qui vient, la République – y compris celles des idées – doit être un bloc sans failles ni concessions. Là où il se trompe, c’est de cible. On peut reprocher beaucoup de choses à Onfray mais certainement pas pas quelconque complaisance à l’égard des thèses d’extrême-droite. Valls , comme souvent, confond énervement et condamnation. Il ne fait pas dans le détail. Reste que dans le registre qu’il a choisi, sans doute aurait-il été plus inspiré en tapant hier Alain Badiou plutôt qu’aujourd’hui sur Michel Onfray.

Drapé dans son habit de procureur des dérives d’une certaine gauche intellectuelle, le Premier ministre – et beaucoup d’autre avec lui – a ainsi laissé passer sans réagir une tribune insensée d’un autre philosophe, publiée le 27 janvier, dans les colonnes du Monde, un jour où ce journal titrait, par ailleurs sur l’anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz. Or ce texte en dit bien davantage que l’aphorisme de Onfray. Comme ce dernier, Alain Badiou est un intellectuel engagé. Les deux hommes n’appartiennent ni à la même école philosophique, ni aux mêmes chapelles politiques. Les rapprocher ici n’est pas les comparer mais signaler simplement que, dans le combat de Valls contre les intégrismes de tout poil, il est assez anodin de reconnaître à de Benoist une certain dimension intellectuelle mais qu’il l’est beaucoup moins de placer sur le même plan les démocraties du monde capitaliste et les tueurs en tous genre des groupes islamiques.

Or c’est exactement ce que fait Badiou lorsqu’il explique que les imperfections des uns, et même leurs mensonges, sont au fond de même nature que les crimes des autres. Dans un premier temps, il rappelle ainsi, avec forces références historiques – souvent fondées, au demeurant – que l’histoire est jonchée de cadavres. Mais au lieu de faire appel à la nuance ou à la pudeur chez ceux qui opposent le camp du Bien et celui du Mal, il se fait illico le digne héritier de Simon de Monfort  : «Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens». Dans cette pensée éminemment religieuse, Dieu, c’est l’Idée communiste hors de laquelle il n’y a pas de salut possible et que Badiou place d’emblée hors de toute critique puisqu’elle se présente comme le paradis sur terre que seule la malveillance des uns, la trahisons des autres et la nature pécheresse de tous ont empêché qu’elle se réalise au delà de la brève expérience de la Commune de Shanghaï. Badiou, parce qu’il est cohérent avec lui-même, ne cache pas son amour pour Robespierre, celui des derniers temps, mais sans faire le détail entre celui du culte de l’Être suprême et celui des lois de prairial. Il est, en ce sens, la nouvelle incarnation de ce «parti prêtre» dont Jules Michelet avait dénoncé en son temps les accents éminemment anti-républicains. Sa tribune dans le Monde est titrée «Le Rouge et le Tricolore» alors que son texte dit exactement le contraire puisqu’il oppose de manière ontologique ces deux drapeaux. Ce sont là des folies qu’on ne retrouvera jamais chez Onfray, cet amoureux de Proudhon et de Camus réunis. Irait-il toutefois jusqu’à dire qu’il «préfère une analyse juste de Badiou à une analyse fausse chez BHL»? Sans doute et c’est là qu’on revient au début de notre propos et à une controverse qu’il aurait été plus sage, et surtout plus intéressant, de manier autrement que sur le mode sur-joué de la posture, de la détestation et de l’injure gratuite.