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Macron et les fonctionnaires : drôle de gammes !

Macron et les fonctionnaires : drôle de gammes !

Le «off», comme on dit dans la presse, a ceci de commun avec la baïonnette qu’on peut tout faire avec lui, sauf s’asseoir dessus. Si on accepte cette règle, il faut la respecter. Si on la récuse, il faut refuser l’invitation de ceux qui la prônent. Rien de bien compliqué, en apparence ! La seule chose qui soit contestable est de jouer sur les deux tableaux à la fois. Le «off» accepté et grillé, pour un journaliste, est toujours une manière de manquement (on a choisi cet euphémisme pour ne vexer personne). Pour un responsable politique, le «off» dont on devine qu’il sera violé, fut-ce de manière indirecte, est un jeu dangereux qui ne favorise guère la pédagogie du débat démocratique. Dans un cas comme dans l’autre, il pose d’autant plus problème qu’on constate, à l’usage, qu’on ne sait jamais ce qui a été dit exactement par celui qui en est soit l’acteur, soit la victime.

Qu’a donc vraiment dit Emmanuel Macron, vendredi 18 septembre, devant le think-tank socialio-libéral Temps Réel ? Si on en croit Challenges, à l’initiative de cet outing d’un nouveau genre, le ministre de l’Économie a estimé que le statut de la fonction publique est désormais «inadéquat». Selon Les Echos, il a jugé qu’il est «inadapté au monde tel qu’il va» et surtout «injustifiable», compte tenu «des missions» qui sont les siennes. Les mots ne sont pas les mêmes. Les uns expriment un constat et les autres un jugement. Il est probable qu’Emmanuel Macron a fait le mélange des deux. Le plus intéressant est toutefois ce qu’il a dit ensuite, repris aussi bien par Challenges que par Les Échos et dont on peut regretter qu’il soit aussi peu repris, commenté et surtout analysé.

Si on comprend bien, Emmanuel Macron estime qu’entre un cadre de son ministère qui jouit de la protection du statut de la fonction publique et un employé du privé qui évidemment n’en bénéficie pas, il y a une inégalité de traitement. Jusque là, rien à dire. Tout cela relève de l’évidence. Mais cette inégalité est-elle normale et, partant, est-elle tenable vue les évolutions du salariat, en France et au delà ? Là est la vraie question. Avant de la discuter, encore faudrait-il toutefois réfléchir un instant à ce qui justifie l’existence de ce statut particulier qui fait des fonctionnaire une catégorie à part de salariés.

Historiquement, ce statut est une protection de nature politique et non sociale. Les fonctionnaires, dépositaires d’une fraction de l’intérêt général qu’ils sont chargés de faire respecter, ont obtenu, au fil des ans, de pouvoir bénéficier de garanties statutaires qui le mette à l’abri des pressions de toutes sortes. L’emploi à vie, comme on dit, c’est d’abord une garantie d’indépendance. Les fonctionnaires ont des devoirs qui découlent de la mission de service publique dont ils sont dépositaires. Ils jouissent de droits particuliers qui en sont la contrepartie. Le statut de 1946, élaboré par Maurice Thorez est l’expression achevée, en France, de cette conception de la fonction publique que d’autres textes, concernant notamment les fonctionnaires territoriaux sont venus compléter et confirmer.

À écouter les uns et les autres, cette origine particulière d’un statut ô combien protecteur a pourtant été oublié alors qu’il suffit, par exemple, de se reporter au site fonction-publique.gouv.fr pour en trouver une trace explicite sous une forme argumentée. Or entre Emmanuel Macron et ses habituels contempteurs, il y a au moins un point d’accord. Les uns et les autres posent le problème sur le terrain de l’efficacité économique et de la protection sociale. Ce qu’ils discutent désormais est d’abord un «droit acquis» dont on peut penser qu’il doit être défendu ou remis en cause mais qui ne correspond en rien à ce qui a pu le justifier, à l’origine.

Ce débat, qui fonde historiquement l’existence du statut de la fonction publique, est aujourd’hui largement escamoté. C’est dommage. Les fonctionnaires, quel que soit leur rang et leur métier, doivent-ils être logés à la même enseigne ? La fonction publique est-elle un bloc homogène qu’il faut traiter comme tel ? Un statut unique, justifié par l’exercice d’une mission de même nature, a-t-il encore une raison d’être ? Pour le dire autrement, un chef de bureau d’une administration centrale, un professeur des écoles ou un policier sont-ils à ce point frères d’armes qu’il faille les traiter de la même manière ? Si oui, ce socle de droit et de protections minimales passe-il nécessairement par un dispositif portant sur la garantie de l’emploi et n’y aurait-il pas d’autres manières de préserver l’indépendance de ceux qui en bénéficient ? Ne faudrait-il pas enfin s’interroger sur le périmètre exact d’une fonction publique qui, au fil des ans, peut avoir besoin de grossir ou de mincir, ou même d’incorporer des missions jusque là négligées ?

Ces questions ne sont pas illégitimes. On peut juger maladroit de les soulever de manière aussi raide. On peut juger que l’opinion n’est pas prête à les entendre. On peut enfin s’interroger sur les évolutions qu’elles induisent. Mais on ne peut nier qu’elles soient aujourd’hui à l’ordre du jour, ne serait-ce que sur une forme spéculative. Les ministres ont-ils le droit de s’interroger ou de réfléchir à voix plus ou moins haute ? La faute de Macron – si faute il y a – n’est sans doute pas celle qu’on prétend. La provocation dont on l’accuse n’a rien à voir avec celle qu’on lui a reproché sur la durée du temps de travail pour la simple raison que celle-là n’était pas destinée à être posée, sous cette forme, dans le débat public…

En revanche, on peut reprocher au ministre de l’Économie de ne pas avoir été assez explicite sur le sens réel d’une réflexion qui, il est vrai, n’avait pas l’ambition d’un discours en bonne et due forme, avec ce que cela suppose de rigueur dans le choix des mots et de cohérence dans l’articulation des arguments. Il y a en fait deux manières de lire les propos qu’on lui prête.

La plus sommaire est de les considérer comme un aveu. Pour ceux qui soutiennent cette thèse, Emmanuel Macron est un homme droite qui s’ignore. Son action ne vise qu’à contester les valeurs les plus constantes de la gauche. C’est un traître qu’il convient de dénoncer comme tel. Si François Hollande ou Manuel Valls le recadrent, c’est qu’ils désapprouvent des maladresses de langage et non le projet politique qu’elles laissent transparaître. Dit comme cela, la messe est dite. La modernité de Macron n’est rien moins que l’expression achevée d’un quinquennat à la dérive, privé de toute boussole et destiné à s’achever sur le mode du renoncement permanent.

La fidélité aux ambitions de la gauche n’est pas l’art de la répétition. On peut faire le constat que les instruments anciens de la justice ou de l’égalité sont désormais obsolètes ou même contre-productifs. Ce sont là des questions qu’un responsable politique digne de ce nom peut parfaitement se poser sans être immédiatement taxé de traîtrise. L’esprit d’orthodoxie a suffisamment fait de mal aux socialistes français, au cours de leur longue histoire, pour qu’on ne vienne pas stigmatiser ceux qui tentent de s’en extraire, ne serait-ce qu’un court instant. Il serait peut-être temps qu’ils comprennent que la ligne Maginot n’est pas l’horizon indépassable de leurs prochains combats. Bouger, en politique, ça n’est pas forcément pécher. Rester immobile, en revanche, c’est la certitude de mourir, surtout si on se prétend le parti du mouvement.

Encore faudrait-il aussi qu’Emmanuel Macron avance sur ce terrain miné avec un logiciel dont il faut bien constater qu’il n’est pas aussi clair qu’on pourrait le souhaiter. S’agissant du statut de la fonction publique, estime-t-il qu’il convient de le reformater pour lui rendre son efficacité perdue ou pense-t-il qu’il ne correspond plus aux exigences d’un monde moderne auquel le salariat, dans sa globalité, va être contraint de s’adapter ? Sans doute un peu des deux, on l’a dit, mais dans ce processus de recomposition, ce n’est pas la même chose de mettre l’accent sur ce qui ne peut plus durer et sur ce qui doit être reconstruit ou adapté.

Au poste qui est aujourd’hui le sien, Emmanuel Macron met en musique une ligne définie au sommet de l’État et il revendique en même temps le droit d’explorer des pistes sur un mode plus spéculatif qu’effectif. Dans cet entre-deux, il avance. Parfois à la godille. Souvent en pointillés. Il adopte des pratiques à risques dont il estime à l’évidence qu’elles peuvent lui coûter cher, à court terme, mais qu’elles constituent un investissement pour l’avenir qui ne nécessite pas encore d’être formalisé trop clairement. Ça choque certains. Ça en gêne d’autres. Ça bouscule tout le monde. On fera ici le pari que ça ne contredit pas la mission qui lui a été impartie par celui qui, à l’Élysée, l’a promu ministre, il y a à peine un an. En ce sens, Emmanuel Macron, en «off» ou en «in», n’en est pas à son dernier coup d’éclat et c’est très bien ainsi, quoiqu’on pense de ses projets.

Cet article a été publié, en version courte, dans les pages Débats du Figaro, le 22 septembre 2015.