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Macron, modèle 1958 ou modèle 1981 ?

Macron, modèle 1958 ou modèle 1981 ?

Emmanuel Macron ne doute pas un seul instant de pouvoir de disposer d’une «majorité cohérente» dans la prochaine Assemblée nationale s’il est élu Président de la République. Il l’a redit dimanche dernier dans le JT de TF1. L’étonnant aurait été bien sûr qu’il affirme le contraire mais il y a quand même dans cette conviction inébranlable quelque chose d’un peu paradoxale. Le candidat d’En Marche a beau considérer que toutes les règles classiques de la vie politique sont désormais obsolètes, il n’imagine visiblement pas qu’une des plus vieilles d’entre elles puisse ne pas fonctionner à son service, en mai et juin prochain.

Un Président, une majorité présidentielle et, enfin, une majorité parlementaire ! Pourquoi aller chercher midi à quatorze heures ? L’élan qui permet l’élection du premier et fonde la seconde entraine, du même coup, l’installation quasi-naturelle de la troisième : il n’y a pas d’exemple sous le Cinquième République où cet enchainement n’a pas fonctionné dans le cadre d’une alternance franche. Avec le quinquennat et ce qu’on a appelé «l’inversion du calendrier» – d’abord la présidentielle, ensuite les législatives –, tout est d’ailleurs fait pour qu’il en soit ainsi. François Hollande, lui-même, a pu le vérifier en juin 2012 alors que beaucoup, on l’a oublié, lui promettait le contraire.

L’ancien ministre chiraquien, Jean-Paul Delevoye, qui préside la commission d’investiture d’En Marche est allé un peu plus loin que son champion lorsqu’il a expliqué, jeudi, dans les colonnes de l’Opinion, que le schéma sur lequel il travaille est celui d’une majorité de 400 députés sur 577. Ce qui, en soit, est énorme ! Même en 1981, François Mitterrand, dans la foulée de son élection, n’avait pas réussi pareille performance. Jean-Paul Delevoye a par ailleurs précisé que la moitié de ces députés sera issue de la société dite « civile ». Ce qui implique donc que l’autre sortira des rangs des partis politiques traditionnels.

Mais ces députés-là seront-ils des ralliés ou des alliés ? Seront-ils encartés chez Emmanuel Macron après avoir rompu les amarres de leurs anciennes fidélités ou seront-ils membres de formations ayant choisi de soutenir de manière autonome l’action du nouveau Président ? Et cela dans quelle proportion ? On est là au cœur du problème soulevé par la possible installation à l’Elysée d’un homme au profil atypique et au parcours improbable. Pour pouvoir gouverner, Emmanuel Macron aura besoin d’une majorité parlementaire. Si elle est cohérente, sera-t-elle aussi massive qu’il l’imagine ? Si elle est massive, sera-t-elle aussi cohérente qu’il le prétend ? Est-il enfin imaginable qu’au bout du compte, elle ne soit ni vraiment massive, ni même totalement cohérente, ce qui, dans le contexte de grand dérèglement du système politique français, ouvrirait évidemment une nouvelle page dans l’histoire de nos institutions ?

Plusieurs acteurs, et non des moindres, de l’aventure d’En Marche ont tenu récemment des propos qui montrent que ces questions ne relèvent pas de la pure spéculation. Pour Jean-Pierre Mignard, par exemple, la situation de 2017 est potentiellement comparable à celle de 1958. Afin de refonder la République, le Général, lors de son retour au pouvoir, avait rassemblé autour de lui une majorité composite dans laquelle une fraction notable des forces politiques traditionnelles, centristes et socialistes notamment, avait conservé une place de choix au côté des députés dûment estampillés gaullistes. Puis, au fil des ans, à grands coups de ruptures et de clarifications, via le référendum et la dissolution, s’était constituée une majorité plus homogène, dominée par le parti – l’UNR en l’occurrence – d’un Président bientôt élu au suffrage universel direct.

Jean-Pierre Mignard fait mine d’oublier le détail et le rythme – pourtant essentiel – de cette histoire chaotique dans le remake de laquelle son ami Hollande tiendrait la place de René Coty et Emmanuel Macron, celle d’un conquérant promis à des Arcoles sans fin. Ce qu’il signale, plus sérieusement, est la capacité qu’aurait ce dernier à réenclencher un mouvement dont le point d’aboutissement serait un retour, selon de nouveaux clivages, à une bipolarisation de la plus belle eau au sein des Assemblée à venir. Ce qui, soit dit en passant, est peu compatible avec l’instauration, fut-elle limitée, de la proportionnelle…

À cette Cinquième différée, imaginée par un socialiste d’un genre particulier nourri au biberon du gaullisme et du PSU, répond un autre projet dont François Bayrou est aujourd’hui l’incarnation principale. Le leader centriste, si on l’écoute attentivement, se veut le promoteur d’une Cinquième rénovée dont le cœur serait non pas la domination mais la coalition, non pas la fusion mais l’équilibre, non pas la soumission au plus fort mais l’alliance entre égaux. Vue la manière dont il a choisi de soutenir la candidature d’Emmanuel Macron, l’ambition de François Bayrou ne parait pas être de faire du Modem, l’UDF d’en Marche. En cela, il semble d’accord avec Manuel Valls dont on ne sache pas que le projet politique soit de récréer, avec ses amis, à l’ombre d’Emmanuel Macron, ce que le MRG fut autrefois au PS de François Mitterrand.

Dans ce système institutionnel d’un nouveau genre, c’est la place de l’Assemblée nationale qui se trouve ainsi rehaussée et avec elle, le rôle des députés de la majorité. Ceux-ci cessent alors d’être des godillots – ou des «obligés» du Président – pour redevenir des partenaires, libres de conserver des attaches partisanes particulières pourvues que leur action s’inscrive dans la ligne générale dessinée à l’Élysée. Sans être «une maison d’hôtes» – ou de passe ? –, la majorité redevient pluraliste puisqu’«il y a plusieurs demeures dans la maison du père» (Jean 14.2). Là encore, la proportionnelle est le signe et l’instrument à venir d’une recomposition qui fait du modèle 1958, un point d’arrivée et non pas de départ.

La question n’est pas ici de savoir ce qu’Emmanuel Macron a véritablement en tête ou ce qu’il a pu promettre à ses différents partenaires. L’histoire récente a montré qu’en ce domaine, il était un pragmatique absolu doublé d’un joueur à sang froid. François Hollande l’a vérifié à ses dépens et sans doute n’est-il pas le dernier sur la liste. Dans son essence, le macronisme est un bonapartisme centriste – bel oxymore – dont le ressort premier est celui du «on s’engage et puis on voit». Par nature, il est sans tabous ni limites.

La logique de son tempérament voudrait donc que le leader d’En marche ne change pas ses manières de faire, une fois élu. Il est rare qu’autour du tapis vert, pareil flambeur se fasse soudain rentier. Il est tout aussi rare qu’un trader de cet acabit devienne tout à coup partageux. On voit mal pourquoi, à quelques semaines de distance, le même homme irait mobiliser des ressorts différents, sinon contradictoires, pour conquérir, sous son nom, le pouvoir présidentiel et pour contrôler, dans la foulée, sous son autorité, le pouvoir parlementaire. Entre la Cinquième différée, façon Mignard et la Cinquième rénovée, façon Bayrou, il serait logique qu’il cherche à aller demain au plus simple. Bref, à la Cinquième confortée, pour ne pas dire, sublimée.

Dire une tendance ou une inclinaison personnelle ne sert toutefois pas à grand-chose tant que les dés n’ont pas commencé à rouler. Or, pour le moment, on en est là. En politique comme dans la vie, il y a ce que l’on veut et ce que l’on peut. Avant d’imaginer la manière dont Emmanuel Macron gérera, s’il est élu, l’élan de sa victoire à l’occasion des législatives de juin prochain, mieux vaut donc examiner les ressources qui pourront être alors les siennes dans cet exercice de haut vol où l’objectif compte moins que les marges qu’offrent les circonstances.

Procédons, pour cela, dans l’ordre que dicte le calendrier. De quelle ampleur sera tout d’abord l’hypothétique succès d’Emmanuel Macron ? Si le candidat d’En Marche s’impose nettement dès le 1er tour de la présidentielle, en faisant par exemple jeu égal avec Marine Le Pen, il bénéficiera d’une impulsion initiale susceptible d’entraîner des ralliements sans conditions, à commencer par ceux de ses concurrents éliminés d’entrée de jeu. Si en revanche, il se qualifie de justesse, il lui faudra tenir compte davantage des attentes de ses soutiens potentiels. De même, au second tour, il ne bénéficiera pas du même élan s’il gagne largement face la présidente du FN, comme le disent aujourd’hui les sondages (60/40), ou s’il l’emporte de justesse à l’issue d’une campagne jusqu’au bout incertaine.

Pour le dire autrement, un Président dont l’élection est un sacre n’a pas la même force, pour la suite, qu’un Président élu au forceps. C’est là un constat d’évidence qu’on oublie parfois un peu vite quand on imagine la suite. L’un peut dicter sa loi dans la distribution de ses investitures, aux législatives. L’autre est nécessairement conduit à des accommodements avec les représentants des partis issus du vieux système. Pour que l’appel au peuple dans la confirmation du message de la présidentielle soit susceptible d’être entendu encore faudrait-il que le dit message soit clairement exprimé. Rien ne permet de dire aujourd’hui qu’il le sera avec la netteté requise. Macron Président, c’est encore un slogan. Avant de savoir comment il présidera et avec quelle majorité, le candidat d’En Marche n’a pas d’autre choix que d’attendre le verdict des urnes, le 23 avril et le 7 mai prochain.

Dès à présent, on peut toutefois décréter sans risque que s’il doit être élu, Emmanuel Macron le sera dans le cadre d’un affrontement direct avec Marine Le Pen. Sa majorité présidentielle sera donc l’expression d’un front républicain. Comme candidat, le leader d’En Marche ne se dit «ni de gauche, ni de droite». Comme Président, il le sera davantage encore. Mais ce qui était hier un positionnement politique deviendra alors un cadre pour l’action à venir, aussi large que contraignant. Dans un front républicain, on ne fait pas le tri. Dans une majorité présidentielle, issue d’un front républicain, peut-on le faire après coup ?

Jacques Chirac en 2002 a montré que c’était possible. Réélu face à Jean-Marie Le Pen avec 82% des voix après en avoir recueilli 19.9% au 1er tour, il est revenu sans complexe dès le lendemain de son triomphe aux bonnes vieilles méthodes du clivage droite/gauche. Il est vrai qu’à cette époque, le PS et ses alliés s’étaient ralliés à son panache sans ne poser la moindre condition et en ne demandant surtout aucune ouverture pour la bataille des législatives. Tout le monde était donc d’accord pour que le front républicain du second tour de la présidentielle ne soit qu’une brève parenthèse.

Rien ne dit qu’il en sera de même en 2017. Tout laisse même à penser que dans un tel front, une fraction du PS se considérera comme partie prenante de la nouvelle majorité présidentielle. Et cela d’autant plus qu’elle aura appelé à voter pour Emmanuel Macron avant même le 1er tour. Dans ce contexte, le nouveau Président pourra toujours considérer que ce soutien ne prête à aucune conséquence, pour la suite des opérations, notamment aux législatives. Mais pour le dire plus concrètement encore, il lui sera quand même difficile d’expliquer que François Hollande, en 2012, a commis une faute majeure en laissant battre François Bayrou à la députation mais qu’il n’est d’aucune importance de réitérer cette erreur au centuple, en 2017, avec des élus socialistes sortants.

Ce que signale potentiellement cette situation relève moins de la morale que de la politique, étant entendu que dans un processus électoral, il est plus aisé de s’asseoir sur l’une que sur l’autre. Vu le tempérament d’Emmanuel Macron, ce n’est pas forcément une bonne nouvelle. Son élection créera nécessairement un élan à la mesure de celui dont avaient bénéficié ses prédécesseurs dans une situation comparable. Mais les conditions particulières de son éventuelle victoire mettront aussi des freins à cette impulsion quand il faudra la traduire dans la constitution d’une majorité parlementaire. Peut-être seront-ils moins forts qu’on peut l’imaginer aujourd’hui. Mais ils existeront quoi qu’il arrive. Ne pas le voir, c’est ne rien comprendre aux scénarii possibles de l’après 7 mai.

D’autant – et on finira par là – que la nature très spéciale du rassemblement dont En Marche est désormais l’expression ne favorise pas forcément son implantation dans les 577 circonscriptions de la bataille des législatives. Le mouvement d’Emmanuel Macron est fort de ses chevau-légers et de ses voltigeurs. Il est adapté en cela à une présidentielle. Sa jeunesse – moins d’un an ! – fait sa fraicheur. Celle-ci lui évite les arbitrages pesants auxquels sont contraint les partis ancrés de longue date dans la réalité électorale française. En même temps, elle l’oblige, si elle ne veut pas être qu’une machine à recycler l’ancien, à mettre en piste des candidats sinon hors sol, du moins lestés d’une faible expérience.

Dans le contexte que l’on a dit plus haut – celui d’une majorité présidentielle issue d’un front républicain – est-ce vraiment un avantage ? Est-il vraiment sûr que l’électeur désireux de donner une majorité au Président, selon la formule consacrée, choisira forcément la nouveauté d’un candidat macronien pur sucre dans l’hypothèse d’une compétition, au 1er tour des législatives, avec un député sortant, membre du PS ou de toute autre formation de gauche ou de droite, ayant soutenu d’emblée l’aventure du nouveau quinquennat ?

Plus encore, sera-t-il vraiment de bonne tactique, dès lors que l’objectif reste de constituer une majorité parlementaire, de favoriser, à l’occasion des législatives, une tripartition du paysage politique entre représentants d’En Marche, survivants des anciens partis de gouvernement et candidats du Front national ? À ce jeu, le risque n’est-il pas celui qu’on pensait éviter avec, au bout du compte, une nouvelle Assemblée fragmentée, incapable de la moindre majorité, fut-ce même dans le cadre d’une coalition ?

Il y a là un danger qu’avec un brin d’ivresse, les stratèges macroniens ne veulent pas considérer à sa juste mesure. C’est ainsi que l’un d’entre eux – François Patriat pour ne pas le nommer – a expliqué récemment dans Le Monde du 8 mars qu’il avait fait l’expérience, en 1981, de la force des vagues qu’entraine, dans son sillage, une victoire à la présidentielle. Pour être élu député de la nouvelle majorité, à cette époque, il suffisait, selon lui, de mettre sur ses affiches «une photo de Mitterrand» et «c’était plié». L’ennui, c’est qu’à y regarder de près, cette histoire s’est déroulée à l’inverse de ce que raconte aujourd’hui François Patriat.

En 1981, celui-ci n’avait défait le député de droite sortant, cacique du giscardisme, qu’après avoir devancé, au 1er tour, le candidat investi par le PS, ami personnel de François Mitterrand au demeurant. Socialiste dissident, pilier du courant Rocard en Côte d’Or, François Patriat était alors un jeune conseiller général, solidement ancré sur son territoire. C’est cette implantation qui lui avait permis de résister à la vague nationale qui aurait dû l’emporter si les consignes de votes, données par le parti du nouveau Président, avait été suivies à la lettre par les électeurs bourguignons.

Cas d’espèce, dira-t-on. Mais une élection, législative en l’occurrence, n’est-elle pas une somme de cas d’espèces ? Et puis surtout, au-delà du cas Patriat, réécrit à sa façon par l’intéressé, tout cela ne montre-t-il pas que, pour comprendre la nature de l’élan suscité par une présidentielle, il ne suffit pas de répéter, en convoquant les expériences passées, combien il a toujours été irrépressible. Le grand remplacement gaulliste amorcé en 1958, tout comme celui du mitterrandisme, effectué en 1981, n’était pas le fruit d’une génération spontanée. Les racines de ces mouvements étaient profondes. La France libre, les compagnonnages de la Résistance, l’épopée du RPF, dans un cas. Les clubs des années 60, le parti d’Epinay, ses succès municipaux de 1977, dans l’autre. Bref, tout ce qui manque encore à En Marche et qui ne s’installe pas, en moins d’un an, d’un claquement de doigt, sur une scène parlementaire avec des acteurs recrutés sur internet.

Ce serait aller trop vite en besogne que de conclure illico que l’ambition affichée par Emmanuel Macron de réunir sous son aile une majorité solide et cohérente n’est qu’une vue de l’esprit. Mais si l’avenir du projet politique, incarné par le leader d’En Marche, reste aussi flou, s’il peut être dessiné à la manière Mignard aussi bien qu’à la manière Bayrou, bref s’il est susceptible de lectures à ce point contradictoires, n’est-ce pas avant tout parce qu’il marrie des logiques différentes entre lesquelles les circonstances du prochain scrutin présidentiel viendront bientôt trancher ? Tout est possible. Il y a dans cette aventure inédite des forces qu’il serait sot de nier et des freins qu’il serait vain d’oublier. Mais entre les enfants barbares du macronisme et les vieilles barbes des partis à l’ancienne, les jeux sont loin d’être faits. C’est ce qui fait le sel de leur rivalité dans une campagne qui en manque singulièrement.

La première version de cet article a été publiée le 18 mars 2017 sur Challenges.fr