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Mais de quel mal Valls souffre-t-il ?

Mais de quel mal Valls souffre-t-il ?

Le «jospino-rocardisme» est une maladie de langueur qui frappe certains socialistes quand ils sont à Matignon. Après des débuts en fanfare, salués par des sondages flatteurs, le patient constate soudain que ses capacités d’action et d’animation sont intactes mais qu’elles ont perdue leur saveur et leur force de conviction. Tout marche à peu près mais rien ne fonctionne plus vraiment. C’est ce qui incite certains à consulter trop tardivement le médecin. Le «jospino-rocardisme» est une sorte d’enfermement progressif. Le malade se croit autonome alors qu’il vit à l’ombre d’un Président qui le vampirise. Il est fier de faire son devoir, a fortiori lorsque c’est difficile. Mais quand il réalise qu’il est seul pour partager ce bonheur et cette fierté, il est déjà trop tard. Il suffit alors d’une élection pour le tuer net, comme par surprise. On appelle ça un «21 avril». Les experts ont noté que, lors de son décès, le malade ne pèse plus que 14-15% des voix. Tel Lionel Jospin lors de la présidentielle de 2002 ou Michel Rocard – avec un petit effet retard – lors des européennes de 1994 qui lui furent fatales.

Manuel Valls est-il atteint à son tour par ce mal ? Le Premier ministre est un enfant de Michel Rocard, élevé par Lionel Jospin. Autant dire qu’il a des antécédents qui devraient l’inciter à la prudence. Mieux – ou pis ! – tous le symptômes sont là qui ne laissent aucun doute sur ce qui le menace. Manuel Valls est arrivé à Matignon avec la réputation d’un homme énergique et original. Ce capital de confiance avait été réuni du temps où la gauche était dans l’opposition et que le député-maire d’Évry multipliait les propos hétérodoxes. Ses camarades à la tête du PS avaient beau allumer des bûchers, l’opinion appréciait cette liberté de ton. C’est au ministère de l’Intérieur que Manuel Valls a su le mieux entretenir cette image flatteuse qui lui a permis d’écarter Jean-Marc Ayrault, lors que la déroute des municipales a montré que son moteur était définitivement brisé.

Or il a suffit d’un an et demi passé à Matignon pour le Premier ministre redevienne un socialiste normal. Il est vrai qu’à ce poste, on anime, on arbitre, on synthétise. La mission d’un chef de gouvernement, sous l’autorité du président de la République, n’est pas de faire preuve d’originalité mais de faire tourner la machine. Certains titulaires du poste aiment ça plus que tout autre. Ce sont les plus enclins à attraper le virus du «rocardo-jospinisme». Manuel Valls adore gouverner. À Matignon, il touche à tous les boutons, quitte à faire preuve d’un esprit un peu technocratique. Quand ça coince, il se cabre en estimant qu’avec un peu plus de discipline, ces ratés qui désorientent l’opinion pourraient être aisément évités.

Résultat : une rupture d’image qui pour être progressive n’en est pas moins profonde. L’originalité vallsiste s’est évaporée. Au désordre créateur de sa jeunesse, s’est substituée l’ambition d’un ordre juste qui, à l’épreuve du pouvoir, au sommet de l’État, s’est inversée. Juste l’ordre ! Ce constat, Manuel Valls est suffisamment intelligent pour l’avoir fait de lui-même. N’empêche qu’on ne voit rien qui montre, chez lui, aujourd’hui, la moindre capacité à relever le défi. Comme Michel Rocard ou Lionel Jospin en leur temps, le Premier ministre a le sens de l’État. Il jouit de l’exercer au mieux avec ce brin de vanité propre à ceux qui estiment ne faire que leur devoir. Cette tension entre des impératifs contradictoires peut s’avérer destructrice mais, au lieu d’inciter au changement, elle pousse plutôt à la persévérance. C’est ce qui la rend redoutable.

Le pari initial de Manuel Valls était qu’en restant le plus longtemps possible à Matignon, il allait accumuler une somme d’expérience et de réputation qui, inévitablement, lui donnerait les traits de caractère d’un Président en puissance. Là encore, Michel Rocard et Lionel Jospin avaient fait, avant lui, pareil calcul stratégique. Tous se sont mis dans une situation où la conquête de l’Élysée devait être le prolongement naturel d’une expérience réussie, car durable, à Matignon. Avec le résultat que l’on sait. Car, dans cette marche que les intéressés imaginent triomphale, il y a une contradiction majeure que l’opinion n’est pas la dernière à saisir quand elle devine que le Premier ministre a déjà la tête ailleurs alors qu’il jure n’être que le mécanicien consciencieux de la machine gouvernementale.

Le pis, d’ailleurs, c’est que ce n’est pas totalement faux. Manuel Valls, à son tour, en fait la démonstration en affichant un dévouement total à l’égard de François Hollande. D’un côté, il bride son originalité puisque c’est la condition nécessaire pour que le couple exécutif fonctionne sans à-coups. De l’autre, il entretient la fiction selon laquelle il pourrait être un candidat de substitution si, en 2017, le Président choisissait de jeter l’éponge. Michel Rocard, quand il était à Matignon, sous les ordres de François Mitterrand, revendiquait le titre de «génie des carpettes». Il se faisait gloire de ne jamais laisser prise au moindre soupçon de déloyauté. Dans un autre contexte – celui de la cohabitation – Lionel Jopsin avait adopté la même attitude à l’égard de Jacques Chirac. Bien sûr, il ne cachait pas son désir de l’exécuter promptement quand viendrait le temps de la campagne présidentielle de 2002. Mais jusque là, il s’était convaincu que les Français sauraient lui être gré d’être resté à sa place, dans un rôle second voulu par le Constitution.

Le problème n’est pas aujourd’hui que Manuel Valls se soit «hollandisé», comme on le dit souvent. Il est qu’il se soit – si on ose dire – «désvallsisé». Le Président, dans cette opération, a laissé faire. François Hollande est un politique trop avisé pour avoir essayé de contre-carrer l’action de son Premier ministre. En avait-il d’ailleurs les moyens ? Mais il a laissé la logique des institutions produire les effets attendus. Le bon, ça serait pour lui et le moins bon pour son Premier ministre. Si l’un et l’autre pouvaient bénéficier de l’action commune, tant mieux. Si tel ne devait pas être le cas, tant pis.

Aujourd’hui, on en est là. Manuel Valls, puisque c’est son rôle et sa mission, doit tenir compte des équilibres de sa majorité, tant à l’Assemblée qu’au PS. Il lui faut avancer dans une forme de synthèse permanente. Même quand il tente d’accélérer, il doit se résigner aux freins qui, à gauche, ralentissent son action. Et puis surtout, il ne peut sortir qu’à ses dépens, du rassemblement gouvernemental dont il est le garant. Manuel Valls est le chef des ministres mais il n’est pas un gouvernement à lui seul. Il y a, nécessairement, dans celui-ci, une somme d’individualités qui, toutes, ont leur caractère propre et qui, pour exister, ne peuvent se résigner à n’être que l’ombre portée de Matignon.

Chacun à leur façon, les principaux ministres délimitent un style et un territoire. Inévitablement, ils en viennent à incarner ce qui était auparavant la spécificité du projet vallsiste. Bernard Cazeneuve, à l’Intérieur, est ainsi devenu le nouveau visage de l’ordre et de l’autorité. Emmanuel Macron, à Bercy, met en musique, dans le genre pétaradant, une partition libérale qui n’est pas très éloignée de celle que proposait auparavant Manuel Valls mais qu’il ne peut assumer entièrement depuis qu’il est à Matignon. Comme par hasard, ces ministres sont des hollandais de stricte obédience que l’Élysée protège même quand ils sortent des clous. Bernard Cazeneuve et Emmanuel Macron – le second plus que le premier, d’ailleurs – explorent un terrain que Manuel Valls avait commencé à défricher mais que, fonction oblige, il a dû laisser en jachère. La liberté qu’ils s’octroient, dans la gestion de leur portefeuille, ne peut être contestée par le Premier ministre qui, du coup, se trouve ravalé, encore davantage, au rôle de mécanicien en chef de la machine gouvernementale.

Il y a, à Matignon, ce que Michel Rocard – encore lui ! – appelait «un devoir de grisaille». Lorsqu’il avait fait ce constat, un homme qui parlait alors au nom du Président, lui avait fait le reproche de ne pas avoir de «grand dessein». Il s’appelait Laurent Fabius. Sur un mode plus discret, DSK, après avoir dû rendre son tablier, en 1999, avait fait, à Lionel Jospin, un procès du même ordre. L’Histoire leur a donné raison. Un peu comme si le symptôme essentiel de ce mal qu’on appelle le «jospino-rocadisme» était un rétrécissement du champ de vision chez ceux qu’il vient frapper et qui les surprend d’autant plus que leur projet initial était précisément d’ouvrir une nouvelle étape dans la saga de la gauche.

Pour surmonter ce virus qui le touche à son tour, Manuel Valls n’a guère qu’une seule solution qui n’est pas la plus facile, vues les responsabilités qu’il exerce et le contexte dans lequel il se trouve. Le vallsisme était hier une hétérodoxie, doublée d’une énergie. C’est devenu une simple technique, au service d’un art de gouverner au mieux. Pour survivre, il lui faut devenir un projet politique à la fois novateur et cohérent, capable d’offrir à la gauche de gouvernement la boussole idéologique qui lui fait tant défaut. Manuel Valls vient de lui donner un nom : «social-réformisme». C’est un début, encore un peu court en bouche, qui relève plus du marketing que de la rénovation en bonne et due forme.

Pour mener plus avant cette ambition collective, il doit à s’appuyer sur l’action de son gouvernement en lui donnant un sens qu’il n’a plus, au risque d’apparaître comme un simple art de l’adaptation, au gré des vents et des modes. Pas facile ! Le vallsisme, pour ne pas se dissoudre, après avoir perdu ce qui faisait son sel, n’a pas d’autre solution que de trouver une forme de densité politique. Or, cet impératif intervient juste au moment où la candidature annoncée de François Hollande contraint ce dernier à faire, à son tour, ce travail de formalisation trop longtemps différé.

Manuel Valls a-t-il en lui les ressources personnelles suffisantes pour imposer à la fois sa loi et son originalité ? Peut-il les mobiliser alors que la période qui s’ouvre l’oblige, encore davantage, à cette loyauté grise des fidèles seconds ? C’est là, dans cet intervalle, que se joue son destin, alors sa popularité pique du nez en s’alignant sur celle du Président. S’il échoue, Manuel Valls court le risque d’être à son tour «un petit bouchon», comme il disait, autrefois, de François Hollande. Avec pour seule perspective, si celui-ci est réélu en 2017, d’être ringardisé par une jeune garde aux dents longues et aux idées fortes ou d’être emporté par la vague si, à la prochaine présidentielle, la dégelée annoncée est bien au rendez-vous.

Cet article a été publié le 9 octobre 2015 sur Challenges.fr