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Onfray, Finkielkraut, Debray : que combattent-ils vraiment ?

Onfray, Finkielkraut, Debray : que combattent-ils vraiment ?

Dans la tribu de ceux qu’on appelle parfois «les néo-réactionnaires», si l’on s’en tient au champ purement intellectuel sans s’aventurer sur celui que labourent journalistes et autres publicistes, trois noms dominent désormais. Le premier est celui d’Alain Finkielkraut dont on voit portant mal pourquoi on le qualifie de «néo». Cela fait déjà belle lurette que le philosophe le plus médiatisé de France développe une pensée structurée dans le cadre d’une œuvre riche de plusieurs dizaines d’ouvrages dont les plus récents sont tous dirigés contre l’idéologie «progressiste». Si on est défini par ce à quoi on s’oppose, alors, en effet, Alain Finkielkraut est réactionnaire, nostalgique d’un ordre passé qui est, à ses yeux, celui de la République véritable. Mais est-il nécessaire d’invoquer une quelconque nouveauté afin de le ranger, vite fait, sur les étagères du débat intellectuel ?

Le second nom qui est souvent associé à cette petite tribu est celui de Régis Debray. Là encore, le mot «néo» prête à confusion. Il faut être Le Point et chercher des covers qui font vendre pour imaginer, chez lui, la moindre rupture. Fut-ce d’ailleurs avec la gauche… Régis Debray, comme Alain Finkielkraut, est aujourd’hui davantage dans la répétition que dans la création. Sa cohérence est ancienne. Sa pensée est originale. Elle se déploie sur un mode plus discret que celle de ses semblables. Régis Debray n’est pas médiatologue pour rien. Il sait la force de la rareté. Il ne court donc pas les plateaux de télé. Il a la religion du livre. Pour le reste, il est lui aussi est contempteur féroce du «progressisme» en cela qu’il attente, à ses yeux, aux fondements du projet républicain.

Le dernier nom que l’on associe désormais aux deux premiers est sans doute le plus surprenant. Michel Onfray se réclame de «la gauche libertaire». Or le voilà soudain assimilé à un courant de pensée qui n’est pas de gauche et qui vomit la pensée libertaire. À le lire et surtout à l’écouter, tant il est bavard, on sent bien, toutefois, que ses propos les plus récents l’entraînent, à petits pas, vers des rivages qui ne sont plus vraiment ceux auxquels il avait habitué ses lecteurs. Et pourquoi pas, après tout. À force de lire Jean-Claude Michéa et, à travers lui, l’œuvre de George Orwell, Michel Onfray a évolué. Pour autant, on ne peut dire qu’il ait tourné casaque. En approfondissant sa réflexion, il lui a donné simplement un tour plus âpre, plus acre, plus noir aussi que son tempérament volontiers polémique a durci jusqu’à le rendre parfois caricatural. Lui aussi a en horreur la pensée dite progressiste. Son anti-libéralisme n’est peut-être pas aussi construit que celui de ses aînés mais c’est à coup sûr le plus flamboyant.

Un même style, une posture comparable et surtout une détestation partagée suffisent-ils à définir une famille de pensée ? Antoine Compagnon, dans son livre fondateur consacré aux «Antimodernes» (Gallimard, 2005) a montré qu’on pouvait défendre cette thèse sans pour autant céder à l’amalgame. Quoi de commun entre De Maistre, Benda, Péguy, Thibaudet ou Barthes ? Rien à l’évidence sauf peut-être l’essentiel que Compagnon repère à travers six traits qu’il suffit de citer pour en comprendre la nature : 1/ Contre-révolution, 2/ Anti-Lumières, 3/Pessimisme, 4/ Péché originel, 5/ Sublime, 6/ Vitupération. Les «néo-réactionnaires» – ou prétendus tels – ne sont pas tous dans ce registre-là. La vraie question est en fait de savoir si l’écho qu’ils trouvent aujourd’hui dans le public cultivé – et surtout l’influence qu’ils exercent sur des publicistes qui ne le sont pas toujours – permet, si on ose dire, de tous les ranger dans le même sac.

Pour y répondre, le cas Onfray mérite d’être décortiqué de plus près. Il y a en effet quelque chose de profondément baroque, aussi bien dans le procès qui lui est fait que dans les plaidoyers de ses avocats attitrés. Dans l’école qui, à travers lui, est pointée du doigt, il est le dernier inscrit. Il est surtout celui qui se défend avec le plus d’acharnement. C’est d’ailleurs pour le supporter dans ce combat-là que l’hebdomadaire Marianne a réservé la Mutualité, le 20 octobre prochain, en convoquant du même coup, tous ceux qui croient défendre le liberté de pensée. Régis Debray et Alain Finkielkraut avaient été conviés à ce raout. Ils ont préféré décliner cette invitation, ce qui a conduit Michel Onfray à se faire, lui aussi, porter pâle. Il n’empêche que ce rendez-vous manqué révèle une intention commune et, du même coup, l’esquisse d’une communauté de destin

De quoi s’agit-il exactement ? D’une réplique, comme dirait Finkielkraut sur France Culture. Michel Onfray et ses amis, pour faire court, ne supportent pas qu’après les avoir traités de «néo-réactionnaires», on puisse les accuser de «faire le jeu du Front national». La goutte d’eau qui, selon eux, a fait déborder le vase est un numéro de Libération dans lequel Laurent Joffrin reprenait, un à un, des propos tenus par le héraut de «la gauche libertaire» dans une longue interview au Figaro, afin de démontrer soit leur imprécision, soit leur caractère contestable ou même dangereux. Il n’y avait rien dans cette controverse qui dépassait les limites d’un débat intellectuel de bonne tenue. Mais c’est pourtant lui qui déclenché la guerre, un peu comme si Michel Onfray avait estimé que, derrière cette escarmouche médiatique, il y avait une agression caractérisée en forme de CQFD.

Sur le fond, on peut quand même s’étonner que les mêmes qui écrivent à longueur de colonnes que la politique du gouvernement alimente le vote lepéniste puissent ne pas supporter qu’on leur serve pareille soupe lorsqu’il s’agit de leurs idées. Les deux propositions sont-elles d’ailleurs aussi fausses qu’on le dit, ici ou là ? Ce n’est pas parce qu’elles s’opposent qu’elle perdent toute validité. Cela-dit, n’est-ce pas un des traits de la pensée dite «néo-réacs» que d’user de l’art de la polémique – et avec quel talent – pour dénoncer illico ceux qui retournent contre elle les mêmes procédés ? Il est d’ailleurs assez farce qu’au nom de la qualité du débat intellectuel, ce soit l’hebdomadaire Marianne qui sonne le tocsin, lui dont la spécialité est la dénonciation de tous les «cons», les «nuls» et autres «crétins» de la création. Son éditorialiste vedette, Jacques Julliard vient de confier – toujours au Figaro – que la gauche avait le goût de la chasse à l’homme. Or il est bien placé pour savoir qu’en la matière, c’est l’esprit d’orthodoxie qu’il faudrait surtout pointer du doigt tant celui-ci transcende les clivages politiques les plus établis.

Tout cela n’est pas qu’anecdotique. L’un des réflexes les plus classiques de cette famille de pensée est celui de la victimisation. Même quand elle domine le champs intellectuel, elle garde des réflexes de minoritaires. Cela fait son charme et son style, par la même occasion. En même temps, est-il bien nécessaire de louer la Mutu’ à la moindre occasion quand on s’est fait une spécialité des débats fracassants ? Quand on monte sur le ring, en roulant des épaules, pourquoi fondre en larmes en appelant maman, dés que quelqu’un ose vous marcher sur le gros orteil ?

Plus sérieusement, ce qui est ici en cause est l’esprit de soupçon. On ne sache pas qu’il appartienne plus à un camp qu’à un autre. À l’évidence, c’est quand même un des péchés mignons de la pensée dite progressiste qui n’a pas son pareil pour dénicher la déviance. Avec Michel Onfray, il est vrai qu’elle est servie. Là encore, toute la question est de savoir ce qui constitue le cœur de son propos et ce qui n’en est que la scorie. Michel Onfray est un auteur prolixe. C’est aussi, depuis quelque temps, un habitué des plateaux de télé et des colonnes des journaux qui tweete, par ailleurs, à tour de bras. Toutes choses qu’évitent prudemment Régis Debray et – un peu moins ! – Alain Finkielkraut.

On touche là à une difficulté majeure pour quiconque tente de délimiter les contours exacte de cette curieuse tribu avant d’en extraire la sève. Quand Michel Onfray dit-il la vérité de son être ? On peut bien le croire quand il rappelle son attachement à la «gauche libertaire». Cet esprit-là irrigue son œuvre écrite la plus récente, aussi bien dans sa critique du freudisme et dans sa célébration de Camus. En revanche, quelle est sa part exacte lorsqu’il explique un jour que BHL est le véritable assassin d’un enfant libyen, noyé sur la côte de Turquie ou lorsqu’il décrète que Kadhafi était utile pour enrayer les phénomènes migratoires ? Les tweets de Michel Onfray, de ce point de vue, sont l’expression achevée d’ambiguïtés qui nourrissent un procès récurrent.

On en retiendra ici deux, à titre d’exemple. L’un, daté du 27 septembre, est ainsi rédigé  : «Communiqué présidentiel  : la France a frappé en Syrie. La France se fera donc à nouveau frapper en France». Tout est dans le choix des mots. Est-ce la Syrie ou Daesh qui a été frappé par l’aviation française ? Et qu’indique ce «donc», sinon qu’il suffirait que la France se tienne à carreau pour que cessent les attentats qui l’ont déjà endeuillée ? Autre tweet, daté celui-là du 21 septembre : «Macron, « de gauche », veut en finir avec les 35 heures, les fonctionnaires et le code du travail. Dis donc Libé, c’est pas ça qui fait le jeu du FN ?». Le problème, si l’on veut être honnête, est que le ministre de l’Économie a sans doute contesté le processus de réduction du temps de travail, cher à Martine Aubry, mais qu’il n’a jamais proposé de supprimer la fonction publique et encore moins le livre saint de la législation social. Son projet, si l’on reprend ce qu’il en a dit publiquement, est de ne plus traiter l’une comme un bloc homogène, bénéficiant d’une protection globale, et de simplifier l’autre dans une négociation entre partenaires sociaux.

Simples détails ? Simples effets de manche polémiques ? Si on retient cette hypothèse, il faut alors conclure que Michel Onfray manque de rigueur dans la joute intellectuelle. Si on prend ces propos aux pied de la lettre, il faut reconnaître en revanche une sacrée contradiction entre leur affichage «libertaire» et une défense sans nuance de tout ce qui relève de l’État et de ceux qui sont censés le servir. Des libertaires de ce tonneau, on en avait rarement croisés qui contestent le moindre retour à l’action syndicale et défendent, dans le même élan, flics, magistrats et autres chiens de garde de l’ordre établi.

Du coup, est-ce vraiment céder au poison du soupçon que voir dans la pensée de Michel Onfray autre chose qu’il prétend ? Avant l’été, il avait déclaré préférer «une analyse juste d’Alain de Benoist à une analyse injuste de Minc, Attali ou BHL». Mais il avait hélas oublié de préciser quelle analyse de ce penseur racialiste lui semblait plus fondée que celle de ces libéraux affichés. Il est sans doute arrivé à De Benoist de dire que l’hiver était une saison froide ou à BHL d’écrire des bêtises. Si tel est ce qu’a voulu rappeler Michel Onfray, fallait-il enfoncer pareilles portes ouvertes ? Si tel n’était pas le cas, n’aurait-il pas fallu qu’il soit un brin plus précis ?

Ce faisant, il n’est pas question, ici, de lui chercher des poux dans la tête. Quoi que… Au delà de ces imprécisions ou de ces contre-vérités flagrantes, c’est moins une absence de rigueur ou une forme de malhonnêteté intellectuelle qu’on entend pointer qu’un mode d’expression, un tantinet obsessionnel, qui recherche toujours la même cible. C’est d’ailleurs ce qui fait l’unité de la pensée soit disant «néo-réac». Elle frappe toujours au même endroit. Elle s’en prend toujours aux mêmes qui sont, à ses yeux, l’incarnation de l’idéologie libérale, avec une prédilection pour ceux qui se prétendent encore de gauche. BHL ou Macron, au fond, peu importe ! Régis Debray, parce qu’il pratique moins l’attaque ad hominem – question de tempérament – préfère déconstruire la pensée «démocrate» qu’il oppose à la «républicaine». Alain Finkielkraut rompt, lance sur lance, avec l’idéologie «progressiste». Avec la foi des nouveaux convertis, Michel Onfray, lui, tire dans le tas. Dans la défense d’un peuple «old school», il ne fait pas de quartier. Et après tout, une fois encore, pourquoi pas !

Au nom de quoi serait-il interdit de contester la démocratie libérale, de pointer ses faiblesses et même de décrire ses tares en proposant l’alternative d’un ordre différent ? D’autres, d’une toute autre envergure, s’y sont essayés avant Onfray et consorts sans qu’on les renvoit illico à on ne sait quel musée des horreurs du débat intellectuel. À partir du moment où ce procès est mené avec rigueur et cohérence, il n’y a pas lieu de le contester. C’est d’ailleurs même le propre de la pensée démocrate et libérale que d’être l’objet privilégié de controverses qui découlent de sa nature profonde. Dans son expression concrète, cette pensée est souvent terne. Elle appelle plus au compromis qu’à la flamboyance. Elle nourrit, sous sa forme parlementaire classique, un projet politique dont on conviendra qu’il est souvent ploutocrate. Elle promet plus qu’elle ne tient alors qu’elle prétend alimenter un progrès continu. Bref, elle est imparfaite. C’est ce qui la rend à le fois précieuse et critiquable.

Son drame constant est d’être d’autant plus attaquée qu’elle est en crise. On l’attaque quand elle est faible et ce sont ces faiblesses qui justifient qu’on l’attaque. L’histoire de la République est pleine de ces batailles furieuses où politiques et intellectuels ont croisé le fer, au prix de recompositions souvent détonantes. C’est la crise boulangiste du début de la Troisième qui préfigurait d’ailleurs celle du dreyfusisme. C’est la longue crise des années trente qui a vu les «non conformistes» de tous poils et de toutes natures, comme l’a si bien décrit Jean-Louis Loubet del Baye (Le Seuil, 1969), reprendre, à leur manière, cet éternel débat. Furent-ils «réacs» ? Certains, oui, à l’évidence. Ce sont-ils tous fourvoyés ? Non, bien sûr et quand Vichy les a placé au pied du mur, beaucoup, et non des moindres, surent défendre ce qu’ils avaient tant critiqué, quitte à reconstruire presque à l’identique, un régime dont ils avaient été les plus féroces contempteurs.

Ces comparaisons n’ont pas d’autre intérêt que d’aider préciser les seuls enjeux qui vaillent, dans la période qui vient. La pensée anti-libérale dont on persiste à penser qu’elle correspond davantage à la réalité actuelle que l’expression «néo-réactionnaire», est une pensée limite et, pour cela, éminemment dangereuse. C’est même ce qui fait son prix. Elle avance sur un fil en ce sens qu’elle conteste les formes de la démocratie classique, qu’elle prétend lui rappeler sa véritable nature et qu’en même temps, elle la fragilise au point de rejoindre parfois ceux qui la contestent viscéralement. Michel Onfray, comme Alain Finkielkraut ou Régis Debray, sont dans leur rôle quand ils poussent jusqu’au bout ce combat nécessaire et périlleux. Ils font la leçon aux étourneaux qui dansent sous le volcan sans voir combien leurs jeux peuvent d’avoir d’effets délétères. Mais en même temps, il est fou de constater combien cette même exigence ne le conduit pas à peser leurs mots, à peaufiner leurs formules et à maîtriser leur propos.

La tare de cette pensée anti-libérale, c’est la détestation et cet enfermement qui nourrit la haine. Celle qui conduit à réserver ses coups les plus durs à l’adversaire le plus proche qu’il faudrait corriger plutôt que de chercher à l’abattre. Sauf à renoncer, comme le dit si bien Alain Finkielkraut, à devenir un maître digne de ce nom et à prendre le risque de faire, en effet, à son tour, selon la formule désormais consacrée, «le jeu du Front national».