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Carnets de route #10

Carnets de route #10

Gilets jaunes et En Marche sont d’une même essence. Ils carburent au mélange

Muet alors qu’il est souvent bavard, absent des écrans qu’il aime pourtant saturer, Emmanuel Macron a été, samedi, en marge de la mobilisation des gilets jaunes, la figure étrange d’un pouvoir qu’il incarne au premier chef mais qu’on ne pouvait voir et entendre, ce jour-là, autrement qu’à travers les quelques apparitions télévisées du ministre de l’Intérieur entouré des principaux responsables de la sécurité publique. L’ordre, juste l’ordre, fût-il improbable, comme seule tentative de réponse aux cris de la rue et aux appels sporadiques à la démission ! C’est avant l’évènement que le chef de l’Etat avait dit l’essentiel, répété depuis par son Premier ministre, c’est-à-dire qu’il écoutait la colère des Français mais qu’il n’entendait pas dévier de sa route. Pour pareil avertissement, il fallait bien le JT de TF1 et le Charles de Gaulle, ces deux Olympes d’une présidence jupitérienne soudain saisie par le doute. À preuve, ces propos trop peu ou trop mal commentés, tenus quelques jours plutôt, depuis un café, à Bully-les-Mines, dans le Pas de Calais, lors d’une étape de son «itinérance mémorielle» : «je me méfie toujours de ces mouvements où l’on mélange tout».

Emmanuel Macron se méfierait-il de lui-même et du mouvement qui l’a porté au pouvoir ? Il ne s’agit pas ici de dire qu’En Marche et la révolte des gilets jaunes sont des phénomènes identiques. L’un, comme son nom l’indique, veut avancer sans cesse alors que l’autre n’aspire qu’au blocage. L’un fut un instrument de conquête tandis que l’autre est avant tout de résistance. En ce sens, ils sont parfaitement antinomiques mais il est ô combien révélateur qu’ils se succèdent ainsi sur le devant de la scène. Ancien marcheurs et nouveaux bloqueurs se répondent et cela d’autant mieux qu’ils sont – si on ose dire, vu le contexte – d’une essence comparable. Ils fonctionnent tous au mélange. Ils échappent, ou tout au moins le prétendent, au clivage gauche-droite. Leur boussole est celle du «en même temps». Ils ont émergé tour à tour sur les ruines des partis, syndicats ou associations traditionnels. Bref, ils sont l’avers et l’envers d’une même médaille, même si socialement, ils représentent des forces et des intérêts évidemment antagonistes.

Quand il dit qu’il se méfie de pareil mouvement, Emmanuel Macron sait donc de quoi il parle. Il signale, ce faisant, la faiblesse consubstantielle de son quinquennat en semblant découvrir que le dégagisme est un élan qui s’auto-entretient et non pas un état qu’on maitrise à sa guise. Le nouveau monde, c’est l’ancien sans les règles qui le faisait tenir debout. Ce n’est pas un ordre nouveau mais un désordre sans fin. Benjamin Griveaux était donc dans son rôle, celui de porte-parole du gouvernement, quand il a repris à son compte le bon vieux distinguo entre «pays légal» et «pays réel». On l’a moqué pour avoir confondu Charles Maurras et Marc Bloch. On s’est étonné qu’il puisse citer le porte-drapeau du «nationalisme intégral» quelques jours après qu’Emmanuel Macron en a dénoncé les méfaits à l’occasion du centième anniversaire du 11 novembre 1918. On aurait dû surtout pointer l’innocente sincérité d’un propos qui rejoint les inquiétudes présidentielles lorsqu’il reconnait qu’un pouvoir légal n’est pas forcément un pouvoir légitime.

Qu’avait dit d’autre en effet Emmanuel Macron, la veille, sur TF1, lorsqu’il a fait l’aveu que son échec principal avait été de ne pas avoir su «réconcilier les Français avec leurs dirigeants» ? Pour tenter d’adoucir la formule, il a utilisé un procédé rhétorique («moi aussi je suis en colère…») visant à le placer dans le camp des mécontents. Être mécontent de soi-même, c’est assez original dans l’art de l’autocritique ! Mais au-delà, ce que certains ont analysé comme une habile concession n’était rien moins que la critique la plus féroce qu’on ait jamais entendue de son début de mandat. Qu’est-ce en effet que cette réconciliation sinon la promesse centrale de sa campagne et donc la seule justification de l’émergence d’un nouveau monde ? François Hollande avait annoncé «le changement». D’autres, avant lui, avaient promis «la rupture». À sa manière, Emmanuel Macron a mis la barre encore plus haut avec l’annonce de la découverte d’un continent politique jusque-là inconnu. Admettre aujourd’hui l’échec de cette entreprise, c’est frapper d’une part d’illégitimité le pouvoir dont il est censé être l’incarnation, à la veille d’un mouvement qui, dans sa forme comme dans ses mots, visait à lui en faire le procès.

Plus généralement, ce qu’on découvre après coup est la contradiction dans laquelle s’est placé Emmanuel Macron dans le processus qui l’a conduit à l’Élysée. Pour gagner, il fallait transgresser, à commencer par les règles habituelles de la conquête. Il fallait aussi briser ses instruments traditionnels en écartant ceux qui en étaient les maitres. Il fallait surtout déclencher une vague dont la puissance dépendait précisément de son caractère disparate. Mais pour durer, une fois cette objectif atteint, Emmanuel Macron a cru qu’il suffisait de décréter que la fête était terminée. C’est là la seule fonction de cette verticalité dont le nouveau Président s’est fait le héraut dès le soir du 7 mai. La faute de François Hollande avait été de croire à un pouvoir modeste et de simple arbitrage dans un système devenu sans règles reconnues. Celle d’Emmanuel Macron a été d’imaginer l’inverse, c’est-à-dire une régulation sans autre règle que lui-même. Il s’est voulu tuteur – ou Jupiter ou héros, comme on veut – parce qu’en effet, il fallait maîtriser la vague qui l’avait porté vers le haut. Mais agir de la sorte, n’était-ce pas contredire d’emblée ce dont elle était porteuse ?

Le procès en arrogance qui est souvent fait à Emmanuel Macron et qui vient de trouver son expression la plus éclatante avec le mouvement des gilets jaunes est la conséquence de ce tête-à-queue initial. Celui-ci aurait été toléré – et d’ailleurs il l’a été un temps sur le thème du «laissons-lui sa chance» – s’il avait débouché sur des résultats tangibles. En leur absence, il ne pouvait produire qu’incompréhension puis colère face à un pouvoir contraint de réentonner le discours classique de l’effort nécessaire censé produire à terme des moissons partagées. En attendant et c’est logique, réapparaissent sous d’autres formes, plus baroques plus aigres encore, des jacqueries qui, cette fois-ci, sont plus sociales que politiques, qui sont par la même d’un débouché improbable mais qui expriment une aspiration inchangée à de nouveaux rapports entre gouvernants et gouvernés.

Emmanuel Macron, en un an et demi passés à l’Élysée, a réussi l’exploit de devenir l’incarnation unique de la France d’en haut alors qu’il avait été élu comme le représentant possible d’une France d’en bas, avide de jeunesse et de modernisation. On pourra toujours dire que son électorat et les forces qui l’ont entretenu dans tous les sens du terme, n’ont pas grand-chose à voir avec les gilets jaunes et que tout cela était d’ailleurs écrit dans l’affrontement final de la présidentielle, face à Marine Le Pen. S’arrêter à ce simple constat serait toutefois ignorer quelque chose de plus profond qui est une attente de démocratie renouvelée à laquelle il n’a été répondu que par l’exhibition sans complexe du corps sacré du roi, de l’autorité jupitérienne et d’un pouvoir solitaire sans ancrage véritable ni relais assumés, acceptant sans doute de se faire engueuler à la moindre sortie mais incapable de comprendre comme autrefois Alain Juppé, selon une formule signée Pilhan, que «pour faire du bien à la France, il n’est pas forcément nécessaire de faire souffrir les Français».

Cette référence à l’ancien Premier ministre de Jacques Chirac s’impose naturellement alors que ses héritiers sont, jusqu’à Matignon, les maitres de la période. Automne 1995, automne 2018, quel rapport toutefois ? Déjà en ce temps-là, on trouvait que la rue était grise, crispée dans ses refus butés. Déjà surtout, ce que des gouvernants «droits dans leurs bottes» ne voulaient pas comprendre, c’est qu’on ne passait pas impunément d’une campagne présidentielle, venue d’en bas, bousculant sur son passage «pensée unique» et autres «logiques comptables» à une pratique du pouvoir qui disait exactement le contraire. Dans un autre contexte, autrement plus dégradé, c’est ce que fait à son tour Emmanuel Macron, en ajoutant que, pour sa part, il ne cédera rien. En 1995, le pouvoir avait cédé en partie et puis, il lui avait fallu dissoudre, ce qui était une façon comme une autre de rapprocher le pays réel et le pays légal. Quelle est l’issue possible qui se présente aujourd’hui à Macron alors que son système centré sur son unique personne est verrouillé au point de n’avoir ni clé ni serrure ?

Les Champs élyséens

La gauche, c’est Bastille-Nation ou bien, dans l’autre sens, Bastille-République. Ses défilés sont balisés comme des marches du souvenir. C’est là qu’elle manifeste et fête ses victoires (1981, 2012). Les Champs Elysée, entre Étoile et Concorde, c’est le domaine privilégié de la droite quand elle est en colère (6 février 1934, 30 mai 1968). Sous Macron, on y mélange tout : les larmes et la colère, le chagrin et la pitié, Johnny et les gilets à la fois, en blanc pour l’un et jaune pour les autres. C’est là que les émotions désormais s’étalent. Les Champs sont devenus élyséens, pour le meilleur comme pour le pire.

Pluies et châtiment

À l’heure du changement climatique et de l’écologie punitive, cet extrait du «Véridique rapport Censor sur les dernières chances de sauver le capitalisme en Italie». Dans ce texte majeur de la pensée situationniste, publié en 1975 sous une plume alors anonyme, on pouvait lire «l’historiette» suivante : «Le chef d’une tribu Sioux, après une année où les récoltes avaient été détruites par des pluies catastrophiques, réunit sa tribu à l’approche de l’hiver pour lui communiquer la nouvelle ; et ne sachant pas trop bien comment prendre son auditoire inquiet qui soupçonnait la calamité, il trouva un expédient oratoire que nous politiciens lui envieront ; et il dit : «mes frères, j’ai deux nouvelles à vous annoncer : l’une est bonne et l’autre mauvaise. Commençons par la mauvaise : cette année, vous n’aurez rien d’autre à manger que de la merde ; et maintenant la bonne : en compensation, il y en aura pour tout le monde».