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Carnets de route #11

Carnets de route #11

Les raisons de la colère et le montant de la facture

Plus de quinze jours après que le mouvement de gilets jaunes a envahi les ronds-points et au-delà la totalité de l’espace public, au lendemain des événements émeutiers de l’Étoile et du quartier des Champs-Élysées, Emmanuel Macron a laissé le soin, mardi, à son Premier ministre d’assumer seul un aménagement partiel de la ligne jusque-là défendue par son gouvernement en annonçant, pour l’essentiel, un gel des taxes sur le carburant, ce qui constituait à l’origine l’unique revendication des bloqueurs et autres manifestants. Fin de partie ou étape supplémentaire sur le chemin du discrédit ? À ce stade, on se gardera bien de trancher même si en analysant ce qui vient de se passer, on peut aussi deviner ce qui risque maintenant de se produire, avec les dégâts politiques que chacun déjà imagine. Retour sur la saison 1 d’une série qui pourrait s’appeler Engrenages.

1) Ce mouvement social est le premier du quinquennat qu’Emmanuel Macron n’ait pas programmé et scénarisé à l’avance. C’est un constat qui peut sembler d’évidence : le pouvoir a été pris de court. Mais précisément, c’est cette surprise qui aujourd’hui surprend ou, pour le moins, interroge. En s’installant à l’Elysée, le Président de la République avait enclenché une politique dont il savait quelle serait la cible principale. Pour déverrouiller une société qu’il jugeait percluse de rhumatismes, il avait ciblé sans complexe une partie de la population – celle des travailleurs à statut, pour faire simple. C’est cette dernière qui était visé à travers la loi Travail puis la réforme de la SNCF. À chaque fois, le gouvernement avait toutefois pris soin de s’avancer qu’après avoir délimité le champ de l’affrontement et s’être assuré du soutien de l’opinion. Ce qui lui a permis non seulement de vaincre mais aussi de faire de ses victoires successives une démonstration de force, célébrée par toute la macronie comme l’avènement d’un nouveau monde ouvert à la réforme et donc à la modernité.

Rien de tel avec les gilets jaunes. Rétrospectivement, on voit bien ce qui a provoqué l’explosion, c’est-à-dire une série de mesures ponctuelles ou symboliques allant de la taxe carbone à la limitation de vitesse à 80km/heure en passant par le prix du tabac, la CSG pour les vieux ou l’éradication de la fiscalité locale. Tout cela n’était pas destiné à faire système. Il est même probable que chacune de ces mesures a fait l’objet en son temps d’un arbitrage particulier, hors de tout projet global. Il n’empêche que, mises bout à bout, elles ont donné le sentiment à une autre fraction de l’opinion qu’elle était à son tour dans le collimateur du pouvoir. L’exploit du gouvernement, dans cette affaire des gilets jaunes, est d’avoir réussi à faire sortir dans la rue – ou plutôt sur les routes – une population dont la culture n’est pas celle de la revendication collective, qui souvent râle sans pour autant rejeter l’autorité mais qui, en se sentant attaquée dans ses intérêts et surtout son mode de vie, a soudain pris conscience que sa diversité était précisément ce qui allait faire sa force.

Cette France des invisibles, le gouvernement ne l’a pas vue. Ou alors il l’a vu dispersée, donc sans pouvoir, et peut-être même durablement démobilisée par le second tour de la présidentielle. Rendre une visibilité, sans l’avoir sciemment décidé, à un secteur de l’opinion qui dans leur stratégie de réforme occupait une place secondaire, c’est une faute politique majeure qu’Emmanuel Macron et les siens ont faite, avec un brin d’innocence. Ils ne s’étaient pas préparés à répondre à cette crise parce qu’ils n’avaient pas imaginé qu’elle pourrait prendre un tour collectif hors, pensaient-ils, d’un évènement catalyseur. Cueillis à froids, inattentifs faute de capteurs performants, incrédules au fond, ils étaient dès le départ à côté de la plaque. Les engueulades qu’a subi le Président lors de son «itinérance mémorielle» n’étaient pas l’expression de mécontentements ponctuels mais plutôt les signes avant-coureurs d’une explosion imminente. On se souvient peut-être que le Président était revenu de cette tournée avec la conviction qu’elle était le format idéal d’une explication en forme de reconquête. Là encore, c’était sous-estimer l’urgence en se payant de mots.

2) Un mouvement tel que celui des gilets jaunes a ceci de particulier qu’il est difficilement rattrapable dés lors qu’on le laisse s’afficher. Pour le dire autrement, on ne l’épuise pas ; on le traite au plus vite. Or le plus vite, en l’espèce, c’était l’annulation, même provisoire, des nouvelles taxes sur le carburant alors que le prix de celui-ci flambait. Ce type de mouvement en effet n’a ni les réflexes, ni l’encadrement pour qu’après une phase de mobilisation, on passe naturellement à la négociation et enfin au compromis en fonction du rapport de force constaté dans la rue et dans l’opinion. Ce sont là les manières de faire du vieux monde syndical. Celui-ci sait comment on arrête une grève lorsque cela devient nécessaire. Or dans le conflit des gilets jaunes, c’était folie de croire que le caractère inédit de ses formes d’organisation était précisément ce qui allait permettre de le traiter en l’enlisant. La réponse du gouvernement, au lieu d’être concrète et précise, a donc été d’emblée politique avec, en arrière fond, un discours infantilisant immédiatement perçu comme une nouvelle preuve d’autisme et de mépris.

Dans un premier temps, on a ainsi déclaré à tous vents «écouter» et parfois même «partager» la colère tout en affirmant qu’il était hors de question de faire «changer de cap» la ligne du gouvernement. L’objet de la dite «colère» étant précisément le dit «cap», c’était nécessairement légitimer un absolu blocage. D’autant que dans le même temps, les porte-paroles macronistes expliquaient que la moindre concession, s’agissant de la taxe carbone, signerait rien de moins que la fin effective du quinquennat naissant. Pour boucler leur démonstration, les mêmes ont alors repris l’argument habituel de l’héritage de «vingt», «trente» ou même «quarante ans» – au choix, selon les orateurs – d’«immobilisme», de «résignation» ou de «fainéantise» qu’il s’agirait aujourd’hui de solder avec courage et détermination.

Ce dernier argument façon «ombre et lumière», outre qu’il est particulièrement manichéen, pouvait peut-être encore servir dans les joutes parlementaires mais il était évidemment inaudible par des gilets jaunes peu soucieux, dans l’urgence qu’ils criaient à tue-tête, de faire le tri entre des gouvernants, passés ou actuels, qu’ils rejettent en bloc. À ce jeu un brin politicien, on ne pouvait que nourrir un nouveau dégagisme englobant cette fois-ci ceux qui en avait profité en 2017 et qui, à l’évidence, ne réussissaient pas mieux que leurs prédécesseurs.

S’est enfin ajouté à cela tout un discours sur la nécessité d’une meilleure «pédagogie» qui, en temps normal, peut avoir sa justification mais qui, dans un contexte de crise, revient à expliquer à ceux qui manifestent qu’ils ne savent pas pourquoi et qu’en faisant un peu d’effort, ils ne pourront que se rendre aux arguments de raison développés par leurs gouvernants. Pour mettre de l’huile sur le feu, il était difficile de faire mieux. Sur les ronds-points de la colère, cette pédagogie d’un nouveau genre a été accueillie comme la manifestation soft et un peu hypocrite de ce mépris de classe manifesté depuis son élection par Emmanuel Macron avec les saillies verbales genre «pognon de dingue», «peuple de gaulois» ou «traversée de la rue pour trouver un boulot».

Ce qui hier n’était que mauvais mots est devenu ainsi le signe manifeste d’un refus de toute négociation. Il fallait en tous cas être sourd ou aveugle – ou les deux à la fois – pour penser, comme Edouard Philippe, avant la première manifestation du 17 novembre, ou comme Emmanuel Macron, au lendemain de celle du 24 novembre, qu’en répondant à des questions qui ne leur étaient pas posées, ils feraient la démonstration de leur bonne volonté.

3) En se comportant de la sorte, le Président et le Premier ministre ont obtenu l’inverse de ce qu’ils espéraient. Plutôt que d’isoler le mouvement des gilets jaunes, ils l’ont renforcé en lui offrant un statut enviable de porte-parole de tous les mécontentements épars de la société française. Quand un pouvoir est à ce point impopulaire, comment ceux qui l’affrontent, même dans la violence et la casse, le seraient-ils également ? Plutôt que de l’affaiblir, ils l’ont aussi durci. À force de dire que la moindre concession serait un renoncement à toute ambition réformatrice, ils ont conduit les gilets jaunes à politiser un mouvement qui ne l’était pas à l’origine.

C’est ainsi que l’on est passé logiquement du refus d’une taxe à une mise en cause de la légitimité du Président. Si, pour oublier la première, il fallait rendre impuissant le second, comment ne pas se résoudre à le castrer avant de le jeter aux oubliettes ? «Macron démission» : rime pauvre aurait dit Mitterrand. Sauf qu’ici, le temps des poètes est définitivement révolu. Enfin plutôt que d’éparpiller les revendications du mouvement dans le but de les traiter unes à unes, Emmanuel Macron et Edouard Philippe ont contribué à globaliser son ambition tant sur le plan social que politique. La manœuvre était cousue de fil blanc. Dans un premier temps, on faisait le constat qu’une hétérogénéité croissante des motifs de la colère. Dans un second, on demandait des interlocuteurs crédibles pour une négociation au long court. Enfin, on constatait, la mine contrite, que ces interlocuteurs n’étaient pas au rendez-vous et donc que la négociation promise devenait impossible, non pas du fait du gouvernement mais de celui de gilets jaunes incapables du moindre sérieux dans la défense de leurs intérêts.

Ce faisant, le Président et le Premier ministre ont fait surtout la démonstration qu’au lieu de chercher une issue à la crise, ils persévéraient sur la ligne qui était la leur depuis le début du mouvement, comme l’a d’ailleurs montré Edouard Philippe, en direct, à la télévision le 24 novembre en repoussant sèchement la main tendue de Laurent Berger. Mais plutôt que l’enlisement, ils n’ont obtenu qu’une montée aux extrêmes avec pour effet principal de donner à la crise, sous les yeux effarés des Français, une dimension supplémentaire d’ordre public.

Il a fallu en arriver à ce point de tension où le pis devient possible pour qu’en haut lieu on en revienne là où tout avait commencé, c’est-à-dire au prix du carburant. Mais ce qui serait apparu il y a quelques semaines comme une victoire des gilets jaunes, fait figure aujourd’hui de demi-concession sur un mode provisoire. C’est la rançon hélas naturelle de cette manière de gouverner étrangère à toute idée de compromis : ça passe ou ça casse et quand ça casse, la facture, à chaque jour qui passe, devient encore plus salée.

Entre les lignes

Quand on écoute Français Bayrou distiller ses conseils à Emmanuel Macron, on ne peut que penser à ce mot désabusé de Sieyès : «J’ai fait le 18 Brumaire, pas le 19».

Dérive et récupération

Qui de Marine Le Pen ou de Jean-Luc Mélenchon est le plus fidèle à Auguste Blanqui, cet insurgé perpétuel, lorsqu’il disait, fort d’une longue expérience : «En politique, on ne crée pas le mouvement, on le dérive» ?