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Carnets de route #16

Carnets de route #16

Le bourdon de l’Élysée

Le bourdon de Notre Dame s’appelle Emmanuel. Ainsi l’avait baptisée Louis XIV en référence au Christ, au lendemain de son mariage. L’histoire raconte que sa première fonte ayant été loupée, elle fut refaite en 1686. Cette cloche de bronze lourde de plusieurs tonnes ne sonne que pour les grands événements. Lundi, alors que l’incendie faisait rage, il s’en est fallu de peu qu’elle ne s’écrase au sol avec la tour sud de la cathédrale de Paris. Un miracle ?

Ce mot-là, Emmanuel Macron ne l’a pas prononcé lorsqu’il s’est adressé aux Français mais on doute fort qu’il ne lui ait pas traversé l’esprit de même que cette homonymie qui, jusqu’au cœur du drame, donne un air étrange à toute la «séquence», comme disent les communicants. Le bourdon de l’Élysée raisonne encore mais chacun voit bien qu’il faudra lui aussi le refondre afin qu’il sonne moins faux. Tel était d’ailleurs le projet initial du Président lorsqu’il comptait faire de son allocution avortée, celle qui devait clore son «grand débat» avec le pays énervé, l’acte de «renaissance» d’un quinquennat à peine vieux de deux ans, alors que la crise des gilets jaunes n’est pas encore éteinte.

D’un incendie l’autre, au fond, la question reste la même : de quoi l’événement est-il le nom ? Que révèle-t-il ? N’est-il qu’accidentel et à ce titre réparable par l’effort et la mobilisation ou bien, ce qui serait plus grave, est-il l’expression d’un vice trop profond pour être traité, comme d’habitude, «à hauteur d’homme» comme on aime le dire à l’Élysée.

Hors de courts moments de grâce vite évanouis comme au lendemain de Charlie, François Hollande se contentait en son temps de sa «boite à outil» dont il pensait qu’elle serait suffisante pour faire de lui un grand architecte. Emmanuel relève ce pragmatisme foncier d’une tonne d’héroïsme un brin autocentré, comme si le souffle continu du verbe n’était qu’un adjuvant. Il sale et poivre ferme jusqu’à gâter la sauce mais au bout du compte, si le tour de main diffère, la cuisine est la même. À chaque problème sa solution et chacun à son tour. C’est la politique vue comme un passe-plat.

On apprend ça à l’ENA, cette bastille du vieux monde dont l’esprit perdure quand bien même ses murs seraient prêts de s’écrouler. Aux gilets jaunes, on répond par un train de mesures disparates qui, sans la mise en scène prévue, ont perdu tout relief avant même d’avoir été célébrées. À l’incendie de Notre Dame, on répond par une souscription et un concours d’architecte avec pour seule exigence, évidemment surjouée, que le dossier soit clos et la reconstruction achevée dans un délai de cinq ans.

Tout cela ponctuellement n’est pas forcément sot. Dans l’urgence, le bricolage est roi et Emmanuel Macron n’est pas le premier à recourir ainsi aux lois du marketing de com’, fut-ce au prix de quelques génuflexions, un jour devant le peuple en débat, un autre devant un trésor dévasté. Mais derrière tout cela, que voit-on si ce n’est «l’impuissance» dont de Gaulle aurait dit, au soir de sa vie, qu’elle était la seule marque du pouvoir ? Rabaissons un court instant le propos. Closer, le journal officiel du régime, a publié, au début de la semaine, des photos du couple présidentiel en marge de l’incendie de Notre Dame, avec une légende qui se voulait empathique et qui étaient en fait assassine : «Emmanuel et Brigitte Macron désemparés et attristés». Le message, bien entendu, a été depuis rectifié. Le bourdon de l’Élysée ne peut être que jupitérien – ou supposé tel – mais le désarroi signalé, fut-ce de manière fugitive, est d’une nature comparable à celui qui transparaissait, à Noël dernier, lorsque le Président et sa femme avaient subitement déserté la scène publique, comme chassés par une jacquerie en jaune dont ils n’avaient pas su prendre assez vite la mesure.

L’impuissance est une débandade. C’est l’inverse de la conquête. C’est contre elle qu’Emmanuel Macron a conçu son quinquennat à la suite d’un règne hollandais que l’on disait trop mou. C’est elle surtout qui interroge lorsque la panne arrive et se répète au sommet de l’État. Sans doute cela fera-t-il dire aux chroniqueurs de demain que tout a commencé avec l’affaire Benalla, trois jours après qu’un Président juvénile, le bras dressé, le corps cambré façon Freddie Mercury, se soit levé dans une tribune du stade de Moscou pour célébrer le triomphe des Bleus dont il voulait qu’il soit aussi le sien et qu’il redonne du même coup à son quinquennat essoufflé sa vigueur initiale et son allure de champion.

Le rendez-vous manqué à la télévision, lundi soir, tandis que Notre Dame s’enflammait, raconte, dans un registre autrement plus dramatique et resserré, un peu la même histoire que certains voudront oublier si demain l’émotion devait rallumer une pointe de popularité. Tout cela, diront-ils, n’était qu’un accident, un simple court-circuit aux conséquences dommageables mais réparables, en cinq ans s’agissant de la cathédrale de Paris, ou dans les trois années à venir s’agissant du quinquennat Macron.

Mardi, dans Le Figaro, Fabrice Luchini a exprimé avec des mots de feu un sentiment inverse dont tout laisse à penser – il suffit de tendre l’oreille – qu’il est celui du pays profond : «Quelque chose est venu perturber les calendriers des rencontres médiatiques, de la vie anecdotique, de la frénésie. C’est la métaphysique qui descend dans l’hallucinant débat agité des combats politiques pour affirmer une tragédie, restaurer une gravité». Sa conclusion tombe sec : «Tout le monde est dépassé. On pourrait presque penser à un signe». Oui mais précisément, quel est-il ?

Avec des mots d’une faible intensité, Emmanuel Macron a répondu dès le lendemain à la télévision qu’en effet «le moment» n’était «pas encore venu» de reprendre le fil de ces débats ordinaires qu’il faudra bien trouver le temps de conclure, un de ces jours. «Je reviendrai», a-t-il ajouté comme si on avait pu croire qu’il s’était évanoui. Mais «le signe» de Notre Dame, celui que Luchini était en droit de questionner, le Président, père de la nation, n’en a pas dit le sens. Peut-être parce qu’il ne le connaissait pas ou alors qu’il ne savait pas comment l’exprimer. Ce qui revient au même.

Après l’impuissance, voilà le vide à peine compensé par la posture («je veux») et le couplet habituel de l’héroïsme ou de la générosité. Ce contre quoi bute Emmanuel Macron et le laisse comme un tocsin fêlé tient à la nature extraordinaire de l’évènement : non pas un attentat de plus auquel il pourrait répondre avec des mesures d’ordre, en traquant le coupable ou en désignant l’ennemi mais un attentat hors norme qu’il faut bien constater –«attristé» comme dit Closer ou «dépassé» comme dit Luchini – et dont chacun devine qu’on n’en connaitra jamais la cause ponctuelle au-delà ce qui est vraisemblable, c’est-à-dire l’accident. Les complotistes de profession peuvent bien s’agiter. Ce sont des automates. Ce qui est bien plus grave, en revanche, c’est cette absence, chez un chef de l’État en mal d’incarnation, qui renvoie les Français à un pourquoi sans réponse d’une nature vertigineuse juste au moment où il s’interrogeaient sur la force du contrat qui les lie, de l’Histoire qui les porte, de l’esprit qui parfois les entraine.

Ici, le sacré est partout dépassant de loin la question de la foi et de la religion. Notre Dame qui flambe à l’orée de la Semaine sainte, c’est plus qu’une église qui brûle. Parler alors de symbole, c’est utiliser des mots bien trop courts. Il y a, dans les tréfonds de notre imaginaire national, pour le meilleur comme pour le pire, l’idée que ce genre d’événement ne vient pas par hasard et qu’il arrive toujours pour sanctionner une faute ou une infidélité. «France, qu’as-tu fait de ta promesse» : ces mots-là ne raisonnent pas seulement dans la culture chrétienne. On peut bien sûr relire de Maistre et ce qu’il disait de la Révolution, se souvenir que le Sacré-Cœur fut érigé sur la colline de Montmartre pour qu’on n’oublie pas «les crimes» de la Communes ou bien rappeler que Pétain voyait dans la défaite de 40 la punition de «cent cinquante ans» d’errance républicaine. Reste que les discours de l’infidélité – mais laquelle ? – de la sanction légitime – mais pour qui ? – et du sursaut nécessaire – mais comment ? – n’est pas réservé en France à un seul courant de pensée. On en trouve aussi des traces chez Michelet, de Gaulle et tant d’autres encore, penseurs et acteurs, républicains ou non. Sous une forme quasiment instinctive, il pointe depuis quelques jours dans les conversations. Une fois encore, il suffit de tendre l’oreille.

Le flottement sur fond d’inquiétude mal dissimulée que l’on ressent à l’Élysée ne découle pas, en ce sens, d’un manque de maitrise dans l’art de la communication même s’il est vrai que l’allocution télévisée d’Emmanuel Macron, mardi soir, improvisée à la va-vite, avait quelque chose de ces brouillons qu’on rassemble sur des feuilles éparses pour tenter d’en faire un discours censé marqué l’Histoire. Comme le Président avait l’air frêle derrière sa table ! Comme ses grands mots semblaient petits au regard de l’événement ! Ce n’est pas ce soir-là qu’il a «monté son âme sur un volume de Tite-Live» comme écrivait son cher Stendhal. Et puis surtout, comme était absent de son propos ce qui le justifiait seul : non pas seulement partager une émotion ou affirmer une présence, non pas dire une volonté mais combler un vide fait de pourquoi. Mais cela supposait qu’il porte en lui «une conception du monde» dont Barrés regrettait déjà, il y a plus d’un siècle, qu’elle ait déserté une scène politique devenue «sans relief» depuis qu’on la réserve aux seuls hommes du métier.

En temps ordinaires, cette platitude ne prête pas à conséquence. Mais précisément, les temps actuels ne le sont pas. Le signe de Notre Dame, s’il y en a un, le voilà ! Il vient rappeler que «le nouveau monde» célébré jusqu’à plus soif depuis le début du quinquennat n’est de guère d’intérêt si on se contente de l’opposer à l’ancien, résumé au règne des «fainéants» qui ont gouverné la France depuis vingt, trente ou même quarante ans – au choix, selon les orateurs. Pour être autre chose qu’un simple jeu de bonneteau façon Barbès – Rochechouart revu Havas-communication, il faudrait qu’il soit porté par une vision, une philosophie alors qu’un livre signé par deux idéologues du macronisme – parfois les choses tombent mal et en tous cas, pas du ciel – vient révéler que «le progressisme» est la quintessence du creux. Sans recul, sans ancrage, il est aussi sans assise et lorsque l’Histoire surgit, à l’occasion d’un traumatisme national comme on n’en connait peu, c’est un roi nu ou un bourdon sans battant qui raisonne dans le vide et invite les Français à regarder ailleurs : dans les nues, dans leurs rêves ou leurs peurs, en tous cas pas dans ce qui les animent de meilleur et de plus exaltant depuis qu’ils font une Nation.