Blog

Le code de la nationalité, selon Talamoni

Le code de la nationalité, selon Talamoni

Le spectacle corse se déploie sous les yeux éberlués d’une opinion française qui en découvre, jours après jours, de nouveaux épisodes. Rien n’y est d’équerre et surtout, les mêmes mots et les mêmes références semblent ne pas avoir la même charge et la même portée selon qu’on les manie sur l’île ou sur le continent. Cela a commencé durant la campagne des régionales quand autonomistes et indépendantistes réunis ont tranquillement repris leur proposition de «corsisation» des emplois sans que ça trouble un seul instant la grande masse de ceux qui ont crié au scandale quand Marine Le Pen a voulu installer «la préférence régionalee» au cœur de son projet pour sa nouvelle terre d’élection.

Cela s’est poursuivi au lendemain du scrutin quand les promoteurs de «la Nation corse» avec un art consommé de la mise en scène, ont substitué aux vieilles images un brin grotesques de la cagoule et du maquis celles du costard-cravate, sur fond de Salve Regina, sans que les autorités gouvernementales acceptent pour autant de donner l’absolution à ces nouveaux communiants tout juste bénis par le suffrage universel.

Cela a pris enfin un tour beaucoup moins farce lorsqu’au lendemain des événements d’Ajaccio, dans la quartier des Jardins de l’Empereur, les mêmes se sont mués en fervents défenseurs de l’ordre républicain en expliquant notamment que la spécificité corse n’était pas telle qu’on puisse distinguer des incivilités et un racisme façon ratonnade qui soient proprement insulaires.

Pour le dire autrement, deux films se déroulent en même temps en Corse et sur le continent qui ne semblent guère différents mais dont les principaux acteurs voudraient faire croire qu’ils sont d’une nature originale et, par là même, antagoniste. L’un de ces films raconte l’histoire d’une revendication identitaire qui s’exprime à la fois dans les urnes et dans la rue autour d’un même slogan : «on est chez nous». L’autre réactive un récit qui est celui d’une Nation française attaquée dans ses traditions les plus sacrées et prête pour cela à utiliser toutes les armes, y compris celles de la guerre et de la déchéance. Rien à voir, paraît-il… Ah bon ?

La question corse a ceci de particulière qu’elle a toujours nourri des jeux de postures dans une utilisation à haute dose de principes jugés fondamentaux. La grande histoire et la petite politique s’y mêlent plus que nulle part ailleurs. C’est ce qui crée à la fois le spectacle et le trouble. L’actualité la plus chaude est venue renforcer tout cela qui ne s’éteindra pas tant que les protagonistes du dossier n’auront pas clarifié – et justifié ! – leurs positions sur au moins deux points essentiels qui sont ceux de la nationalité et de l’ordre public.

Manuel Valls prétend ne pas savoir ce qu’est la Nation corse. Jean-Guy Talamoni lui a répondu classiquement qu’il n’avait qu’à relire les livres d’histoire et les biographies de Pascal Paoli. Fort de sa nouvelle légitimité à la présidence de l’assemblée territoriale, il a surtout ajouté que ce projet national trouvait aujourd’hui sa source dans une volonté populaire qui, sans être encore majoritaire sur l’île, s’exprime, depuis quelques années, avec une force croissante. Il n’y a rien dans ces propos qui soit contestable ou même scandaleux.

Sans doute Jean-Guy Talamoni pourrait-il aussi reconnaître qu’au premier tour des régionales, sa liste indépendantiste stricto sensu n’a recueilli que 7% des voix et qu’il n’a gagné, au final, qu’avec le renfort décisif des autonomistes de Gilles Simeoni, sans que les uns et les autres ne réunissent davantage que 35% des suffrages exprimés. Mais en l’occurrence, là n’est pas l’essentiel. Si Jean-Guy Talamoni, à la différence de Manuel Valls, croit à l’existence d’une Nation corse, c’est qu’il prétend savoir la réalité d’un peuple corse. Or comment définit-il celui-ci ?

Sur ce point décisif, le moins que l’on puisse dire est que le mouvement indépendantiste n’a jamais été d’une grande clarté. Dire qui est corse, c’est par définition dire qui ne l’est pas. Ou bien qui ne l’est plus… Fonder une Nation revient toujours à distinguer le citoyen de l’étranger. La Révolution française en a fait l’expérience, il y a plus de deux siècles, quitte à déchoir – soit dit au passage – ceux qui ne partageaient pas ses nouveaux idéaux. Si la Corse doit s’engager sur le même chemin, il faudra bien que ses nouveaux gouvernants, à leur tour, affichent, sans biaiser, leurs intentions réelles.

Quel code de la nationalité, par exemple, entendent-ils promouvoir ? Sur une île traversée par de puissants courants migratoires venus du continent – mais pas seulement –, ces précisions ne sont pas secondaires. Droit du sol, comme en France, ou droit du sang, comme dans l’ancienne puissance «coloniale» italienne ? Faudra-t-il pour être corse compter des ancêtres – et combien – qui se prétendaient comme tels ? Ou bien suffira-t-il d’être installé sur l’île, en oubliant du même coup ceux qui vivent ailleurs sans avoir coupé leurs racines avec la terre de leurs aïeux ?

Ces questions ont beau n’être pas d’une originalité folle, elles n’en restent pas moins d’une rare complexité. Elles sont consubstantielles à tout combat nationaliste. On peut toujours prétendre qu’en Corse, elle s’inscrivent dans une perspective suffisamment longue pour ne pas devoir être tranchées dans l’urgence. Il n’empêche que c’est à travers elles, et elles seules, qu’on pourra juger si le mouvement nationaliste insulaire est ou non xénophobe comme le prétend notamment Jean-Pierre Chevènement.

Jean-Guy Talamoni a déclaré qu’en Corse, l’idéologie du Front national était d’importation. Ce qui, on l’avouera, ne sautait pas aux yeux lors des ratonnades d’Ajaccio, toutes conduites sous les bannières à la tête de maure. Vu le nombre des «arabi fora» – en français, «les arabes dehors» – qui fleurissent, de longue date, le long des routes corses, sans doute vaudrait-il aussi la peine que les responsables indépendantistes soient un peu plus précis et concrets s’ils veulent prouver que leur idéologie n’est pas un substitut au frontisme continental. De ce point de vue, l’usage qu’ils font de «la préférence corse» en matière d’emploi mériterait, à son tour, d’être un peu affiné. Sauf à entretenir on ne sait quels amalgames…

Plus le mouvement nationaliste croit, plus il prend en assurance et plus il lui faut abandonner ces facilités de langage qui ont longtemps préservé, vaille que vaille, une unité fragile, parsemée de règlements de comptes et de cadavres en tous genres. C’est la rançon du succès, en quelque sorte. Gouverner, c’est clarifier, arbitrer et non plus liquider. S’agissant de la Corse, Manuel Valls avance à la hache. Pour lui, la République française est indivisible et l’ordre du même nom ne saurait supporter la moindre amnistie. Son ministre de l’Intérieur, comme d’ailleurs certains responsables de la droite, semblent un peu plus nuancés lorsqu’ils concèdent à l’île une forme de «singularité» ouvrant la voie à une autonomie revue et corrigée. Reste que personne encore, sur le continent, n’a encore évoqué cette paix des braves au nom de laquelle la République a parfois accepté que les compteurs soient remis à zéro.

Là encore, cette opération est rendue compliquée par le manque de cohérence, sur la question de l’ordre public, des nouveaux responsables corses, qu’ils soient d’ailleurs indépendantistes ou autonomistes. Tous exigent aujourd’hui l’amnistie des «prisonniers politiques». Ce qui est logique puisque aucun d’entre eux, dans le passé, n’a voulu condamner sans nuances les actions criminelles auxquelles se sont livrés leurs camarades de combat. Ce sont pourtant les mêmes qui viennent d’exiger un châtiment exemplaire pour les petits voyous coupables d’avoir agressé, juste avant Noël, des pompiers d’Ajaccio. Les soldats du feu, dit-on parfois, jouissent sur l’île d’un respect qui explique, sans la justifier, la violence de la réaction d’une population locale chauffée à blanc. Soit. Mais comment peut-on accorder des circonstances atténuantes à des cagoulés que la justice a condamné pour avoir dynamité des gendarmeries – ou même assassiné un préfet – et ne trouver aucune excuse à des gamins écervelés ayant caillassé des pompiers ?

Les forces qui assurent la sécurité des Corses ne se divisent pas en tranches. Les peines qui ont frappé – ou qui frapperont demain – ceux qui ont attenté à leur intégrité devraient-elles être nuancées à ce point en fonction des motivations supposées des uns et des autres ? Est-on d’ailleurs sûr que les motivations des premiers aient été entièrement «politiques» et que les seconds ne soient que des délinquants de droit commun, trop bêtes pour donner à leurs actes la moindre dimension idéologique ?

Sans doute ces ambiguïtés racontent-elles l’histoire erratique d’un nationalisme corse dont on voit mal pourquoi il échapperait plus demain qu’hier aux passions identitaires ou sectaires, propres à ce genre de mouvement. En persistant avec une force intacte, elles sèment pourtant le doute sur la sincérité de responsables politiques qui jurent avoir rompu avec la violence et une forme de xénophobie en choisissant pour unique boussole celle de la démocratie élective et de la république véritable.

Comme tout se tient dans ce genre de combat, le moindre mot d’ordre et la moindre revendication ramènent au même point, qui est celui du rapport à l’autre dans une tension inévitable entre identité et différence. Pour le dire très crûment, les nouveaux dirigeants de l’île auraient-ils été aussi nets dans leur condamnation si les petits voyous du jardin de l’Empereur avaient été réputés être des «corses de souche» ? Auraient-ils commenté de la même manière la manifestation de vengeance qui s’en est suivie si elle avait visée de «vrais» insulaires ?

Ces questions, on pourrait aussi les poser dans des termes comparables à ceux qui, depuis Paris, entendent préserver, coûte que coûte, l’ordre républicain en d’autres lieux du territoire national où le droit à tant de mal à s’imposer. On pourrait même les soumettre à d’autres, si vigilants sur le continent et si distraits dès qu’il s’agit de l’avenir de la Corse comme si, dans la défense des grands principes, l’insularité pouvait justifier quelques arrangements. Tout cela est une autre histoire, dira-t-on. Est-ce bien certain ?

La première version de cet article a été publiée le 31 décembre 2015 sur Challenges.fr