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Quand Pasolini jugeait les nouveaux révoltés…

Quand Pasolini jugeait les nouveaux révoltés…

C’est en 1968, dans les colonnes du magazine à grand tirage «L’Espresso», qu’a été publié l’essentiel de ce poème intitulé «Il PCI ai giovani !». Son auteur, Pier Paolo Pasolini avait été membre du Parti communiste italien (PCI) avant d’en être exclu puis de se rapprocher, un temps,de l’extrême gauche. Vue la personnalité et le parcours de Pasolini, cette charge féroce contre le jeunesse étudiante avait trouvé, à l’époque, un écho considérable. Prés de cinquante ans après, alors que certains redeviennent les intermittents du spectacle révolutionnaire, quelques références de ce texte sont devenues datées ou codées mais il suffit de changer quelques noms ou d’imaginer d’autres situations pour voir que le regard pasolinien reste d’une troublante actualité en conservant intacte – ce qui ne gâche rien – toute sa beauté formelle. À lire place de la République.

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Le PCI aux jeunes !

Je suis désolé. La polémique contre
le PCI, il fallait la faire dans la première moitié
de la décennie passée. Vous êtes en retard, très chers.
Cela n’a aucune importance si alors vous n’étiez pas encore nés :
tant pis pour vous.
Maintenant, les journalistes du monde entier (y compris
ceux des télévisions)
vous lèchent (comme l’on dit encore dans le langage
universitaire) le cul. Pas moi, mes chéris.
Vous avez des gueules de fils à papa.
Je vous haïs, comme je hais vos papas.
Bon sang ne saurait mentir.
Vous avez le même œil méchant.
Vous êtes craintifs, incertains, désespérés
(très bien !) mais vous savez aussi comment être arrogants, des maîtres chanteurs sûrs et effrontés :
prérogatives petites-bourgeoises, très chers.

Lorsque hier, à Valle Giulia, vous vous êtes battus
avec les policiers,
moi, je sympathisais avec les policiers.
Car les policiers sont fils de pauvres.
Ils viennent de sub-utopies, paysannes ou urbaines.
Quant à moi, je connais assez bien
leur façon d’avoir été enfants et garçons,
les précieuses mille lires, le père resté garçon lui aussi,
à cause de la misère, qui ne donne pas d’autorité.
La mère endurcie comme un portefaix, ou attendrie
par quelque maladie, comme un oisillon ;
la fratrie nombreuse ; le taudis
au milieu des potagers de sauge rouge (sur des terrains
privés, squattés) ; les bassi
sur les égouts ; ou les appartements des grands
ensembles d’habitations populaires, etc. etc.
Et puis, regardez-les, comme ils s’habillent :
comme des bouffons,
cette étoffe rêche qui pue la bouillie
les intendances et le peuple. La pire des choses, naturellement,
c’est l’état psychologique qu’ils ont atteint
(pour, à peine, quarante mille lires par mois) :
sans plus de sourire,
sans plus d’amitié avec le monde,
séparés,
exclus (dans un type d’exclusion qui n’a pas d’égal) ;
humiliés par la perte de la qualité d’homme
pour celle de policiers (être haï pousse à haïr).
Ils ont vingt ans, le même âge que vous, chers et chères.
Evidemment, nous sommes d’accord contre l’institution de la police.
Mais prenez-vous-en à la Magistrature, et vous verrez !
Les garçons policiers
que vous, par pur vandalisme (attitude dignement héritée du Risorgimento),
de fils à papa, avez tabassés,
appartiennent à l’autre classe sociale.
À Valle Giulia, hier, il y a eu ainsi un fragment
de lutte de classe : et vous, très chers (bien que du côté de la raison) vous étiez les riches,
tandis que les policiers (qui étaient du côté du tort) étaient les pauvres.
Belle victoire, donc, que la vôtre !
Dans ces cas-là, c’est aux policiers qu’on donne des fleurs, très chers.

La Stampa et Il Corriere della Sera,
NewsWeek et Le Monde
vous lèchent le cul. Vous êtes leurs fils,
leur espérance, leur futur : s’il vous font des reproches
il ne se prépareront pas, c’est sûr, à une lutte de classe
contre vous ! Au contraire,
il s’agit plutôt d’une lutte intestine.
Pour celui qui, intellectuel ou ouvrier,
est extérieur à votre lutte,
l’idée est très divertissante
qu’un jeune bourgeois cogne un vieux bourgeois, et qu’un vieux bourgeois condamne un jeune bourgeois. Doucement
le temps d’Hitler revient : la bourgeoisie
aime se punir de ses propres mains.

Je demande pardon à ces mille ou deux mille jeunes mes frères
qui oeuvrent à Trente ou à Turin,
à Pavie ou à Pise,
à Florence et aussi un peu à Rome,
mais je dois le dire : le mouvement étudiant (?)
ne fréquente pas les évangiles par la lecture
contrairement à ce que ses courtisans entre deux âges prétendent
pour se sentir jeunes, et se refaire une virginité
de maîtres chanteurs ;
la seule chose que les étudiants connaissent réellement :
c’est le moralisme du père magistrat ou expert,
le vandalisme conformiste du frère aîné
(naturellement engagé sur la route paternelle),
la haine pour la culture de leur mère, aux origines
paysannes bien que déjà lointaines.
Cela, chers fils, vous le savez.
Et vous l’appliquez à travers deux sentiments impérieux :
la conscience de vos droits (on le sait bien, la démocratie ne considère que vous) et l’aspiration au pouvoir.

Oui, vos horribles slogans portent toujours sur la prise de pouvoir.

Je lis dans vos barbes d’impuissantes ambitions ;
dans vos pâleurs, des snobismes désespérés,
dans vos regards fuyants, vos dissociations sexuelles,
dans votre parfaite santé, l’intimidation,
dans votre manque d’hygiène, le mépris
(seulement pour la part d’entre vous qui vient de la bourgeoisie
infime, ou pour quelques familles d’ouvriers
ces défauts ont quelque noblesse :
connais-toi toi-même et l’école de Barbiana).

Je lis dans vos barbes d’impuissantes ambitions ;
dans vos pâleurs, des snobismes désespérés,
dans vos regards fuyants, vos dissociations sexuelles,
dans votre parfaite santé, l’intimidation,
dans votre manque d’hygiène, le mépris
(seulement pour la part d’entre vous qui vient de la bourgeoisie
infime, ou pour quelques familles d’ouvriers
ces défauts ont quelque noblesse :
connais-toi toi-même et l’école de Barbiana).

Réformistes !
Réificateurs !
Vous occupez les universités
mais vous dîtes que la même idée vient
à de jeunes ouvriers.
Et alors : Il Corriere della Sera et La Stampa,
NewsWeek et Le Monde
auront autant de sollicitude
au point de chercher à comprendre leurs problèmes ?
La police se bornera à recevoir quelques coups
à l’intérieur d’une usine occupée ?
Mais, surtout, comment pourrez-vous laisser
un jeune ouvrier occuper une usine
sans le laisser mourir de faim au bout de trois jours ?

Allez occuper les universités, chers fils,
mais donnez la moitié de vos revenus paternels, aussi maigres soient-ils,
à de jeunes ouvriers afin qu’ils puissent occuper,
avec vous, leurs usines. Je suis désolé.
C’est une suggestion banale,
un chantage. Mais surtout, c’est inutile :
parce que vous êtes bourgeois
et donc anticommunistes. Les ouvriers, quant à eux,
ils sont restés coincés dans les années 50 et même encore avant.

Une idée archéologique comme celle de la Résistance
(qu’on aurait dû contester il y a vingt ans,
et tant pis pour vous si vous n’étiez pas nés)
existe encore dans les poitrines populaires, en banlieue.
Sans doute parce que les ouvriers ne parlent ni français ni anglais,
et peut-être un seul, le malheureux, qui le soir, dans sa cellule,
s’est efforcé d’apprendre un peu de russe.
Arrêtez de penser à vos droits,
arrêtez de demander le pouvoir.

Un bourgeois repenti doit renoncer à tous ses droits,
bannissant de son âme, une fois pour toutes,
l’idée du pouvoir.

Si le Dalaï Lama sait qu’il est le Dalaï Lama
cela veut dire qu’il n’est pas le Dalaï Lama (Artaud) :
donc, les Maîtres
– qui sauront toujours qu’ils sont les Maîtres –
ils ne seront jamais des Maîtres : ni Gui, ni vous
vous ne réussirez jamais à devenir des Maîtres.

Les Maîtres occupent les Usines
pas les universités : vos courtisans (même les Communistes)
ne vous disent pas la banale vérité : vous êtes une nouvelle
espèce d’apolitiques idéalistes : comme vos pères,
comme vos pères, encore, mes chéris ! Voilà,
les Américains, vos adorables contemporains,
avec leurs fleurs ridicules, sont en train d’inventer,
eux, un nouveau langage révolutionnaire !
Ils l’inventent au jour le jour !
Mais vous ne pouvez pas le faire, parce qu’en Europe il y en a déjà un :
vous ne l’ignorez pas ?
Bien sûr que si, vous voulez l’ignorer (à la grande satisfaction
du Times et du Tempo).
Vous ignorez cela en allant, avec un moralisme tout provincial,
“plus à gauche”. Étrange,
vous abandonnez le langage révolutionnaire
du pauvre, vieux, inspiré par Togliatti, officiel
Parti Communiste,
vous en avez adopté une variante hérétique,
mais sur la base de l’idiome référentiel le plus bas,
celui des sociologues sans idéologie.

En parlant comme ça,
vous demandez tout par la parole,
or, dans les faits, vous demandez seulement des choses
auxquelles vous avez droit (en braves enfants de bourgeois) :
une série de réformes qui ne peuvent être reportées,
l’application de nouvelles méthodes pédagogiques
et le renouvellement de l’appareil d’Etat. Ce qu’ils sont gentils !

Quels saints sentiments !

Que la bonne étoile de la bourgeoisie vous accompagne !
Enivrés par la victoire contre les jeunes
de la police, contraints par la pauvreté à être des serviteurs,
ivres de l’intérêt que vous porte l’opinion publique
bourgeoise (que vous traitez comme le feraient des femmes
qui ne sont pas amoureuses, qui ignorent et maltraitent
leur riche soupirant)
mettez de côté l’unique outil vraiment dangereux
pour affronter vos pères :
c’est-à-dire le communisme.
J’espère que vous l’avez compris :
faire les puritains
c’est une façon de s’empêcher
l’ennui d’une action révolutionnaire réelle.
Mais allez, plutôt, fous que vous êtes, assaillir les Fédérations !
Allez envahir les Cellules !
allez occuper les issues
du Comité Central : Allez, allez
installer votre camp Via delle Botteghe Oscure !
Si vous voulez le pouvoir, emparez-vous, au moins, du pouvoir
d’un Parti qui reste néanmoins dans l’opposition
(même s’il est abîmé, par la présence de personnes
aux modestes costumes croisés, de boulistes, d’amateurs de litote,
de bourgeois qui ont le même âge que vos horribles papas)
et avec comme objectif théorique la destruction du Pouvoir.
Que chacun se décide à détruire, d’ici là,
ce qu’un bourgeois porte en lui-même,
j’en doute beaucoup, malgré votre contribution,
alors, comme je le disais, bon sang ne saurait mentir…

Quoiqu’il en soit : le PCI aux jeunes, Ostia !

Mais, aïe, que suis-je en train de vous suggérer ? Qu’est-ce que je vous conseille ? A quoi suis-je en train de vous inciter ?
Je me repens, je me repens !
J’ai perdu la route qui mène au moindre mal,
que Dieu me maudisse. Ne m’écoutez pas.
Aïe ! aïe ! aïe !
tel est pris qui croyait prendre,
je soufflais dans les trombes du bon sens.
Mais, je me suis arrêté à temps,
sauvant conjointement,
le dualisme fanatique et l’ambiguïté…
Mais me voilà sur le bord de la honte.
Oh mon Dieu ! Vais-je devoir prendre en considération
l’éventualité de faire à vos côtés la Guerre Civile
et mettre de côté ma vieille idée de Révolution ?

Pier Paolo Pasolini
(traduction : JP Pancrazi)