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Quand Taubira et Royal se font auto-entrepreneurs

Quand Taubira et Royal se font auto-entrepreneurs

À l’heure où nous mettons sous presse, comme on disait autrefois, le cabinet de Christiane Taubira n’a toujours pas de directeur. Il y a une quinzaine de jours, la nomination du conseiller d’État, Alain Christnacht avait été annoncée ici ou là, sur le mode original, d’indiscrétions dans quelques journaux triés sur le volet. Le Premier ministre en personne s’était réjoui devant plusieurs de ses interlocuteurs de voir la Chancellerie retrouver un pilote expérimenté capable de contrôler les embardées dont la Garde des Sceaux est coutumière. À l’Élysée, même tonalité. Après avoir usé pas moins de trois directeurs depuis 2012 – un record ! – Christiane Taubira était censée avoir trouvé l’oiseau rare. Et puis, plus rien…

Le dit oiseau, il est vrai, est à 68 ans, un de ces grands commis qu’on déplace d’un simple claquement de doigts. Ancien de la maison Jospin, président de sous-section à la section du contentieux du Conseil d’État, il n’aurait pas apprécié d’être ainsi expédié place Vendôme sans qu’il ait eu le temps de prévenir ses amis du Palais Royal. Les premiers contacts avec la Garde auraient été, par ailleurs, suffisamment rugueux pour que lui aussi, à son tour, hésite à se lancer dans pareille aventure. Depuis que le dernier titulaire du poste, Gilles Le Chatelier, a rendu son tablier, sans crier gare, début avril, d’autres avaient été sollicités avant qu’Alain Christnacht ne le soit à son tour. En vain, pour le moment. C’est d’ailleurs ce qui donne à cette affaire un tour inédit. Au ministère de la Justice, les directeurs de cabinets valsent et plus ils valsent, plus il devient difficile d’en trouver un nouveau. Rien de bien étonnant.

Est-ce grave ? Tout dépend en fait des intentions réelles de la Garde des Sceaux. Si celle-ci compte prendre prochainement la tangente pour se consacrer à sa chère Guyane à l’occasion des élections régionales, cette vacance, sans être justifiée, devient plus compréhensible. Une directrice adjointe, Anne Berriat, fait tourner la boutique, vaille que vaille, depuis déjà deux mois et on peut imaginer qu’elle poursuive cette mission quelques temps encore avant qu’elle même ne rejoigne un nouveau poste à la tête du secrétariat général du ministère. En revanche, si Christiane Taubira entend demeurer ministre jusqu’à la fin du quinquennat hollandais, cette situation baroque d’un cabinet sans tête prend l’allure d’un dysfonctionnement majeur qui curieusement n’attire guère de commentaires.

Traînée dans la boue par la droite pour ce dont elle innocente, la Garde des Sceaux est protégée par son camp – presse comprise – pour ce dont elle se rend coupable. Tout cela n’est pas nouveau. Christiane Taubira a l’art de présenter comme un complot ce qui la dérange. Son verbe est suffisamment haut et son statut à ce point installé pour qu’elle puisse poursuivre son petit bonhomme de chemin dans un désordre incommensurable sans que les critiques les plus fondées contre son action et ses méthodes trouvent l’écho qu’elles devraient mériter.

Il est vrai qu’aujourd’hui, ce désordre n’est plus exceptionnel. Au ministère de l’Écologie, la directrice de cabinet de Ségoléne Royal, Elisabeth Borne, n’a toujours pas été encore remplacée alors qu’elle a été promue, à la mi-mai, à la présidence de la RATP. Là aussi, c’est son adjoint, Guillaume Leforestier qui assure l’intérim sans rien cacher de son désir trouver, au plus vite, de nouvelles fonctions dans un cadre apaisé. Le poste de directeur de cabinet n’a jamais été une sinécure. Ceux qui assurent cette fonction s’en servent souvent comme d’un tremplin. Le turn-over y est donc fort. Depuis 2012, par exemple, seul Cédric Lewandoswki, à la Défense, est resté à son poste sans discontinuité.

À l’ombre de Christiane Taubira et Ségolène Royal, la nouveauté, en fait, est ailleurs. La rapidité avec laquelle ces deux ministres usent – brisent ? – leurs collaborateurs explique sans doute la difficulté qu’elles rencontrent à en recruter de nouveaux, étant quand même entendu que la seconde, avec le temps, a su constituer autour d’elle une petite phalange de conseillers à son image qu’on ne dit pas «spéciaux» par hasard et qui fait encore défaut à sa collègue de la Justice. Même si leurs parcours et leur pedigrees n’ont rien de commun, la Garde des Sceaux et la ministre de l’Écologie sont des personnalités atypiques dotées d’un caractère explosif. Ni l’une ni l’autre n’ont le souci des convenances. Elles avancent en bousculant. Les lois du milieu les indifférent. Elles n’ont jamais passé pour des patronnes de tout repos. C’est à la fois leur force et leur faiblesse.

À ce compte, il n’est guère surprenant que leurs directeurs de cabinets soient les plus mal placés pour supporter, dans la durée, leurs méthodes de travail. Ceux ou celles qui acceptent cette mission se trouvent d’emblée dans une situation pour le moins complexe. Il leur faut à la fois s’adapter aux exigences de leur ministre tout en étant un facteur d’ordre et de précision dans un univers politico-administratif nécessairement codé. Ils animent là où on leur demande de fouetter. Ils coordonnent là où on exige d’eux qu’ils mettent en musique des partitions dissonantes. Ils relaient là où on voudrait qu’ils obéissent à des impulsions contradictoires, le tout dans un gouvernement qui devrait être d’abord une équipe et dans des ministères dont les administrations ne sont pas les plus malléables qui soient. À mission impossible, démission assurée !

Pour autant n’y a-t-il que des inconvénients à ce mode de management ? On a souvent pointé les défauts d’un système français dans lequel le cabinet ministériel vient court-circuiter – ou alourdir – le circuit de décision entre les responsables politiques et les administrations qui sont censés relayer leur action. Dans un autre registre, on a parfois expliqué que les directions de cabinets, vu le profil de ceux qui occupent ces postes, étaient moins là pour transmettre des ordres que pour surveiller ceux qui les donnent. Qu’un peu plus de souplesse – ou d’agilité comme disait autrefois Ségolène Royal – offre à la lourde machine gouvernementale la réactivité qui lui manque n’est pas forcément un défaut dirimant. Mais, il y a quand même quelque chose de bizarre dans la manière de faire de la Garde des Sceaux et de la ministre de l’Écologie. Au lieu d’alléger leurs équipes, les voilà qui se passent du seul poste qui mériterait d’être conservé dès lors que l’objectif est celui d’une efficacité minimum.

Au fond, la question n’est peut-être là où on le croit parfois. Ségolène Royal et Christiane Taubira, sont des exploratrices. Elle défrichent à l’instinct un mode de gouvernance dont elles devinent les avantages mais dont elles ne voient pas combien il mérite de maîtrise et de professionnalisme. Ce sont des ministres du verbe et de l’image dotées d’une force d’incarnation symbolique hors norme qu’elles ne savent mettre qu’au service de leur propre célébration. En ce sens, elle gâchent leur talent et disent du même coup une époque où les élites de l’État se détournent de son service parce qu’il ne peut rien pour elles et qu’elles n’attendent plus rien de lui.

Ségolène Royal et Christiane Taubira sont ainsi, dans l’exercice de leurs fonctions ministérielles, les nouveaux visages d’une politique segmentée qui laisse d’autant moins de place aux combats collectifs qu’elle ne repose plus sur un projet commun un tant soit peu structuré. C’est une évolution qui vient de loin et dont on verra bientôt combien la procédure des primaires le nourrit jusqu’à faire de chaque ministre un de ces auto-entrepreneurs dont on sait qu’ils ne paient pas de charges et qu’ils avancent au seul gré des commandes qui leurs sont adressées. La Garde des Sceaux et sa collègue de l’Écologie ont un statut particulier qui ne découle pas de leur caractère ou de leur positionnement sur l’échiquier politique. L’une et l’autre ont affronté, dans un passé récent, le suffrage universel dans le cadre d’une présidentielle et de cet exercice, elle ont tiré la conclusion que l’opinion était leur unique tuteur, pour le meilleur comme pour le pire.

Quand elles se passent de directeur de cabinet sans vivre cette absence comme un handicap durable, elles jouent carte sur table. Elles disent leur vérité en soulignant au passage que le rêve de François Hollande, même à l’Élysée, a toujours été de pouvoir faire tout seul et qu’à Matignon, Manuel Valls n’a pas choisi pour rien rien un bras droit qui n’est pas une forte personnalité. Elles signalent ainsi, par leur anomalie relative, quelque chose de bien plus profond qu’une aspiration à gouverner autrement et c’est bien là le problème. En les regardant faire et en observant leur bilan, on voit ce qui ne marche plus sans que l’on sache ce qui, demain, pourrait fonctionner à nouveau.