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Crise de l’engagement, crise de foi

Crise de l’engagement, crise de foi

Quel lien établissez-vous entre la crise du politique et cette crise de l’engagement qui semble prendre aujourd’hui une nouvelle ampleur ?

Un lien direct. En politique aussi, crise de la foi et crise des vocations cheminent de concert. A quoi bon s’engager quand le doute s’installe sur la finalité même d’un engagement fait de récompenses incertaines et de sacrifices avérés ? Je ne veux pas dire par là qu’avant, dans je-ne-sais quel âge d’or, les responsables politiques étaient de purs croyants, sorte de moines-soldats guidés par l’idéologie. Mais ils se mouvaient quand même dans un système à peu près structuré, fait de fidélités personnelles ou partisanes elles-mêmes guidées par un corps de doctrines qui, pour être parfois sommaire, avait au moins le mérite d’exister. Tout cela est aujourd’hui à terre, jusque dans les formations extrémistes gagnées par le populisme.

C’est le nouveau monde ?

Oui, à ce ceci près que celui-là n’a pas été créé en sept jours. La crise de l’engagement, je me souviens qu’on en parlait déjà, il y a de cela trente ans, quand les meilleurs ou supposés tels se sont mis à préférer le veau d’or au service de l’Etat. C’était également l’époque où des alternances sans contenu avaient accrédité l’idée qu’une seule politique était désormais possible qui ne méritait donc pas qu’on bataille pour elle puisqu’elle était d’évidence. Ce que l’on voit aujourd’hui n’est pas une rupture mais le prolongement d’une tendance, même si Narcisse se prétend Jupiter et qu’il habille d’héroïsme l’art de surfer sur une vague née alors qu’il ne l’était pas encore.

La politique, pour vous, a cessé d’être la scène privilégiée de l’ambition ?

La politique a surtout changé de statut. Elle n’a pas été toujours respectée, c’est le moins que l’on puisse dire, mais elle incarnait une forme d’autorité. Elle n’était pas la seule mais c’était la plus prestigieuse. Elle pouvait même susciter la crainte ou l’effroi en raison même de la malhonnêteté ou du cynisme qu’on prêtait parfois à ses acteurs. Le problème aujourd’hui, c’est que la politique a perdu une large part de son influence. Elle attire donc moins ceux qui pouvaient autrefois se contenter d’un simple pouvoir d’apparence. Elle déçoit ceux qui pensaient être capables de la rehausser et qui vérifient quotidiennement son impuissance relative aussi bien dans le cadre national qu’en Europe ou dans le monde. Enfin, elle n’impressionne plus ceux qui lui accordaient leurs suffrages en pensant qu’elle restait en mesure de modifier un tant soit peu le cours des choses. Du coup, on la siffle à visage découvert, on la conspue à longueur de tweets, on s’abstient en râlant, on fait tomber les têtes au premier homard venu, on n’applaudit plus qu’à ce qui l’humilie, lui rogne les ailes et fait tomber ses derniers oripeaux. S’engager, dans ce contexte, c’est être soit masochiste, soit innocent, soit un comédien qui se prend pour un acteur, comme disait Baltazar Garcian.

En aucun cas un ambitieux ?

« Aujourd’hui, un garçon cordonnier veut devenir un Napoléon », disait Madame Leuwen à son fils. Mais c’était sous la Monarchie de Juillet. De nos jours, il n’y a plus de garçon cordonnier et encore moins d’Empereur. Sauf en hôpital psychiatrique…

À vous entendre, la crise de l’engagement serait un corolaire de la crise de la représentation ?

Oui et c’est pour cela qu’elle frappe en priorité les élus, quel que soit leur niveau de responsabilité. Le gouvernement représentatif, comme l’on dit aussi bien Montesquieu que Rousseau, ça n’est pas la démocratie mais l’aristocratie. Quand on élit, on cherche la différence et non la ressemblance. L’élu est celui que l’on juge meilleur ou supérieur, selon des critères qui peuvent varier mais qui sont tous de même nature. Dès lors que l’on estime, comme c’est le cas désormais dans une large fraction de l’opinion, que l’élu doit être un homme ou une femme ordinaire, que sa valeur est d’en avoir le moins possible, que toute différence devient un privilège illégitime, alors le système perd sa cohérence. Or on en est là dans un mélange d’individualisme forcené et d’aspirations égalitaires souvent acres qui sape à la fois les bases du gouvernement représentatif et ce qui pourrait en être l’alternative, c’est-à-dire la démocratie directe. Quand on s’engage désormais, c’est dans une impasse dont on n’en sort logiquement qu’en prenant la tangente. A l’inverse, refuser à la fois l’engagement et la responsabilité, c’est enfiler un gilet jaune. Bref choisir l’impuissance en se contentant de défiler, de facebooker ou de bavarder sur les plateaux de télé en continue, là où au fond tout se vaut.

Mais dans une forme de transparence !

Le pouvoir, quand il est délégué, est par nature opaque. Confondre clarté et transparence, c’est nier le pouvoir et donc la politique. Quand on rejette à ce point la politique – ce qui en soit peut se concevoir et que certains ont d’ailleurs conçu sur le terrain philosophique – comment s’étonner que s’éloignent avec elle ceux qui traditionnellement l’incarne ?

Cet entretien a été initialement publié le 31 juillet 2019 dans Le Figaro.